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Yann Mouton, Jean-Jacques Rousseau, manière d’écrire et manière d’être, Éditions Les Grands Détroits, collection « Au plus près », 2024.

par | 21/11/2024 | Bibliothèque, Littérature, Notes de lecture, Philosophie

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Avant tout autre chose, il faut dire la beauté de la chose, de cette à la fois jeune et vieille chose qu’est un livre, en l’occurrence ce livre écrit par Yann Mouton intitulé Jean-Jacques Rousseau, manière d’écrire et manière d’être publié ces temps-ci par les audacieuses, fraîches et courageuses éditions Les Grands Détroitsdans la collection « au plus près ». On ne peut en effet que saluer d’emblée le travail subtil de la graphiste au patronyme qui laisse rêveur, la bien nommée Colombe de Dieuleveult, dont la facture toute en simplification harmonieuse de l’ensemble donne à goûter sur la première de couverture l’équilibre chromatique du bleu de Prusse et du blanc, ce fond blanc comme neige moucheté de trois points bleus qui forment une sobre constellation autour des seules informations nécessaires au lecteur. Ce souci pour le bel ouvrage n’est pas seulement perceptible à l’apparence, le soin formel concerne en outre l’appareillage critique, le système sophistiqué et néanmoins clair à pratiquer des notes en est la preuve éclatante. Celles et ceux qui aiment ça le savent d’instinct : il est des livres qu’on achèterait juste pour la beauté du titre, comme ce fascinant Traité de la mélancolie du cerf commis jadis par Christian Doumet, d’autres pour leur seule facture, leur corps voire leur chair est-on tenté de dire, d’autres encore pour ces deux charmes ; dans le cas qui nous occupent, la troisième option est la bonne que vient combler ce qui est en jeu dans ce livre sur Rousseau qui n’est pas un livre de plus sur un auteur saturé de commentaires et d’explications, mais un livre qui, on ne prend ici pas grand risque, va assurément désormais marquer les études rousseauistes. Jean Starobinski, dans ses contributions qui ont fait date, le faisait non sans ironie légère remarquer : Jean-Jacques Rousseau est certainement l’auteur sur lequel quasiment tous les champs de recherches ont jeté leur dévolu. Que n’a-t-on pas écrit à partir de ou sur le « cas » Rousseau ? Les philosophes, les « littéraires », les gens de sciences politiques, les juristes, les diaristes de toutes sortes, les théosophes, les psychanalystes et les psychiatres de toutes obédiences (et oui, il y eut aussi des thèses soutenues en psychiatrie portant sur le « patient » Jean-Jacques), quasiment tout le monde s’est arrêté sur le fameux citoyen de Genève. C’est dire si l’homme et l’œuvre, sa « manière d’écrire » et sa « manière d’être », qu’on ne peut que très artificiellement sans doute séparer, comportent une puissance conceptuelle et une ressource pour la pensée telles qu’on n’en a jamais fini de les prendre et reprendre selon des guises qui cependant jamais n’épuisent ou ne totalisent la complexité d’un tel parcours philosophique et existentiel. Tel est le propre de ce qu’on appelle encore les « grands auteurs », Platon en tête, et bien sûr des « grands textes », philosophiques ou non, que de n’avoir jamais fini de nous dire ce qu’ils ont a nous dire.

         Rousseau donc, encore. Mais comment être juste avec lui? Quelle méthode est au fond la plus à même de faire preuve à la fois de justice et de justesse à l’endroit d’une œuvre si décisive, si complexe, si retorse, au vrai si passionnante encore et toujours pour nous ici et maintenant ? La réponse a la force de l’élémentaire, elle tient dans le fait de revenir ou d’en venir à la lettre de Rousseau, soit aux textes tels quels, dans leur affirmation scripturaire et de les lire « au plus près » avec une innocence instruite, une fraîcheur presque impossible, un goût certain et profond pour ce que disent vraiment les textes fondamentaux de la philosophie. Et parmi ces choses dites par Rousseau, l’auteur choisit de privilégier cinq pronoms qui sont cinq entrées insignes permettant de se déplacer sans s’égarer, sans s’étourdir, dans le tout de l’œuvre. Ainsi dire « je » ou « moi » ne présuppose ni n’implique les mêmes enjeux que dire « soi », « nous »  ou « il ». À chaque fois une position dans l’existence, autrement dit un investissement radical dans son temps et son écriture est engagé qui nécessite de la part du lecteur une redistribution des concepts majeurs de Rousseau alors autrement articulés et médités.

         C’est à une « lecture du scrupule » opposée à une « lecture du surplomb » que s’est appliqué l’auteur en répondant à l’écriture minutieuse et enlevée de cet immense écrivain de langue français que fut Rousseau (quelle langue tout du même!) par une écriture-à-la-lettre, écriture sur l’écriture qui finalement est bien l’une si ce n’est la seule manière de tenter de se tenir à hauteur d’œuvre. Pour ne donner qu’un seul exemple de cette méticulosité de la lecture, condition d’une écriture exacte, lisons ce court extrait portant sur l’un des passages les plus épineux du corpus de Rousseau : « Si la formule précise que cette « profession de foi » est « purement civile » c’est qu’il faut la concevoir comme « uniquement occupée » du « système politique ». L’adverbe « purement »   doit être ici compris en son sens le plus strict, quasi chimique. Il exclut toute confusion entre la « religion civile » et celles dont Rousseau s’est tant efforcé de la distinguer : la proposition de la « profession de foi purement civile » a ainsi d’abord été exposée comme par contraste, dans les longs développements historiques et critiques au début du chapitre. En d’autres termes, l’intention de ce chapitre est bien de conclure cette œuvre sur le « principe » subjectif absolument spécifique de « la vie politique » : c’est ce que confirme la méthode adoptée dans les paragraphes consacrés aux « articles » ou « dogmes » de la « religion civile ». (p. 182) À ce genre de lecture-écriture qui piste « au ras du texte » sa réserve de sens et non seulement de signification, Yann Mouton s’est tenu d’un bout à l’autre de son travail qui, croyons-nous, est aussi la tâche de toute une vie d’enseignant et de philosophe passé maître dans cet art de la lecture endurante. Ne pas lâcher le texte, ce qui revient à ne pas être lâche avec lui, suppose qu’on mobilise les vertus de prudence, de générosité et d’attention opiniâtre dont on a déjà une idée en constatant que la quasi-totalité des textes lus et relus dans ce livre sont reproduits avec leur typographie d’origine dans le corps dudit livre avec tout le charme des italiques — ici en même « bleu adorable » qu’on évoquait en commençant —  dont Julien Gracq disait qu’elles laissent percevoir « la vibration d’un diapason fondamental ».                     

         Il s’agit donc bien « d’un retour aux textes mêmes », comme pour la phénoménologie Husserl a pu préconiser un « retour aux choses mêmes » avec des motivations qui, tout bien considéré, ne sont pas si étrangères à la visée qui inspire Yann Mouton. Pourtant, si le foisonnement des phénomènes peut laisser espérer quelques délices, ce n’est pas a priori le cas avec la lettre de Rousseau dont l’élégance n’a égale que la résistance à une compréhension aisée. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Jean-Jacques Rousseau n’appartient pas à la philosophie mainstream qui fait florès aujourd’hui. Rousseau est un auteur difficile, c’est là un truisme mais qu’il faut rappeler — et qui vaut bien sûr pour tous les textes d’importance — car ce trait permet de mieux apprécier deux qualités de ce livre sur et avec Rousseau, à savoir sa clarté mais aussi, tout simplement voudrait-on dire, sa beauté toute en sobriété, en décence, quelque chose comme une sorte de tact de lecteur dont on perçoit et ressent l’écho dans l’écriture de Y. Mouton. Ce qui fait la singularité de ce commentaire, car s’en est un, tient à la fois, à part égale, dans sa puissance pédagogique qui ne peut être le fait que d’un enseignant à l’abri des blandices médiatiques et dans son enthousiasme très spécial, paradoxal au fond, car bien tempéré, aussi bien vrai et digne. Il fallait tout de même le faire, la gageure était de taille, proposer un livre qui relit patiemment parmi les passages les plus apparemment « connus » de l’enfant terrible du XVIII° français, la mauvaise conscience des Encyclopédistes, pour en donner une explication serrée et des commentaires convaincants sans jamais ni perdre ni ennuyer le lecteur qui chemin faisant redécouvre ou découvre (enfin?) un auteur canonique, parfois insupportable de finesse (comme son contemporain et ex-ami David Hume), toujours stimulants, intempestif, retors et d’un recours et secours urgents pour nos « sombres temps ». En fallait-il de la vigilance couplée à de la probité exemplaire pour ne pas perdre le fil d’Ariane, la ligne d’écriture et de pensée qui permet de s’orienter dans une œuvre aussi prolifique et polyphonique. En se livrant à un art du passage à même les textes, d’un même geste de lecture-écriture, Yann Mouton nous restitue et la ou les significations légitimes — ce qu’il faut comprendre, du texte rousseauiste et son sens forcément inscrit dans une sensibilité — ce qu’il faut entendre, celle qu’on écoute en lisant, la voix de Rousseau, sa musique propre, incomparable, tellement à l’écart des autres voix/voies que le siècle dit « des Lumières » a fait entendre parfois de façon un peu tonitruante, passablement grandiloquente et, à l’aune de ce qui a suivi et que Rousseau avait senti venir, si déplacée. « Pour entendre cet engagement dans le discours et la pensée, il est nécessaire d’en suivre aussi attentivement que possible le cheminement singulier, en quelque sorte au creux des livres » (p. 231, je souligne).  Lecture scrupuleuse certes on l’a dit mais lecture tout autant accueillante à ce qui veut se faire entendre au-delà, en deçà ou entre les lettres, « écriture de près » et « écriture au creux », deux exigences qui se recoupent pour le plaisir de notre lecture. On pense ici à une remarque de Roland Barthe, dans le Le Plaisir du texte si notre mémoire est bonne, qui disait en substance qu’on commençait à lire vraiment non pas quand on était « plongé » dans sa lecture mais quant à telle ou telle occasion du texte lu on levait la tête pour se mettre à réfléchir. Des événements de lecture de cette sorte arrivent fréquemment avec le livre qui nous retient. Évidemment, pour que ce genre de réveil survienne, il faut que la lecture nous ait d’abord tenu en éveil, ce qui est bien le cas avec ce livre de professeur de philosophie qui dû certainement réunir ces deux vertus assez rarement compatibles en situation de transmission que sont d’une part le sens de la pédagogie (ce qu’on appelle un « bon prof ») et d’autre part le sens (aussi bien le temps) de la réflexion (ce qu’on appelle un « grand prof »). Pour atteindre à ces hauteurs avec autant d’humilité que de résolution, il fallait mettre en pratique la remarque lexicale avant que d’être conceptuelle faite par Yann Mouton lors que la séance de Cité-philo du mercredi 13 novembre dernier. Invité avec son ami Jean Bourgault co-fondateur des éditons Les Grands Détroits pour un moment de partage de la pensée caractérisé par sa finesse, sa clarté, son sens critique et des pointes de malice qu’on ne boudera pas, Yann Mouton soulignait que l’un des termes les plus utilisés par Jean-Jacques Rousseau était ce petit mot : « rien ». Non pas « rien d’étant » comme eût dit Heidegger mais « rien » au sens de cet être sans qualités qu’est l’être humain appelé dans ces conditions d’absence de définition a priori à être tout ce que sa volonté lui dictera de faire ou de ne pas faire. « Rien », c’est en vérité l’autre nom pour dire liberté et « perfectibilité ». De cette liberté qui, faut-il le préciser, n’est pas la licence, le caprice ou l’arbitraire, l’auteur de Jean-Jacques Rousseau, manière d’écrire et manière d’être en donne la preuve en redonnant à l’œuvre de l’auteur du Contrat social toute la teneur de vérité qui fait une pensée vive et non seulement vivante, autrement dit qui signe un philosophe et une philosophie libres.

 

© Olivier Koettlitz    

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