I
Dernier voyage, celui des amis Christian Gailly et Gérard Titus-Carmel, Winterreise de Franz Schubert et de tout le monde, le voyage d’hiver, en hiver, à travers l’hiver. L’effondrement a déjà eu lieu, on le sait bien, dirait Winnicott dans son très grand texte, La Crainte de l’effondrement, qu’il s’agisse de l’effondrement que l’on redoute par-devers soi, ou de celui de toute chose et même, comme ici, celui de l’amitié, pas très éloigné, à vrai dire de celui que l’amour, usé, peut connaître (même si on doit se demander, sérieusement, si ou comment une amitié ou un amour pourraient s’user, puisqu’il aura été, ce futur antérieur traversant le temps jusqu’à l’user, lui). Toutefois, ce qui est très certain, la crainte est un affect qui est tourné vers le passé. Craindre, n’est-ce pas redouter la répétition de quelque chose ? Et cette amitié qui vient tout juste de s’inaugurer va ouvrir la voie de son propre passé. Le moment d’un bonheur connaît déjà, dans la fulgurance d’un instant, ce croisement, qu’il se décide aussitôt à rompre et à oublier. Une preuve, si l’on veut, en seraient les premiers mots du cycle « Fremd bin Ich eingezogen, fremd zieh’ Ich wieder aus… » (Étranger je suis arrivé, de même étranger je m’en vais), qu’on doit lire autant au passé qu’au présent. De l’avenir, il n’en existe pas, réellement.
Winterreise… On a déjà beaucoup écrit sur ce cycle de 24 Lieder. Pourquoi 24 justement ? Comme les heures d’un jour qui n’est plus qu’une nuit (le premier Lieds’intitule bien, ironiquement, Gute Nacht, la nuit !). Et que pourrait bien être la 25° heure ? Si ce n’est le cœur de ce cycle, qui rassemble toutes les autres en une sorte de tableau malgré tout, bien que rien n’y soit figuré, sauf peut-être une neige sale, alors que le soir vient de tomber. Tomber avec lui, maintenant, toujours, à jamais puisque ce crépuscule n’en finira plus. Car le temps a lui-même changé, il est sorti non seulement de ses gonds, comme on croyait avec Hamlet et les philosophes qui ont glosé à l’infini de dévissage, mais il s’est retourné, et alors qu’il possédait, jadis, on ne sait plus quand, la ressource de soigner les plaies et les souffrances, à sa mesure du moins, à présent, il vient de perdre cette énergie, il ne dispose plus que de l’élan de la répétition, il hoquette, et aucun à-coup n’est manifestement plus en mesure de le relancer.
Que s’est-il passé pour en arriver là, à ce silence terminal inauguré par la répétitivité du Leiermann, le Joueur de vielle, le dernier Lied du cycle, celui qui éteint le temps ? Qu’est-ce qui est arrivé à l’amitié ? C’est ce que se demandent, en écoutant à chaque rencontre, Christian Gailly et Gérard Titus-Carmel Winterreise par Julius Patzak et Jörg Demus, toujours la même interprétation du cycle qui date de 1966, c’est ce qu’ils adressent à leur amitié, à leurs liens, jusqu’à se rendre compte, dans le partage de l’émotion, celui que de leur côté les amants qui se séparent connaissent également lorsqu’ils reconnaissent en l’autre la douleur qui est la sienne propre, de leur solitude.
Mais, à l’évidence, il ne s’agit pas que d’elle. La mort aussi vient, comme va arriver, et en cet instant ils savent tous deux que c’est déjà arrivé, tout un ensemble d’événements, annoncés par des signes érigés en signaux, au fur et à mesure que les textes de Wilhelm Müller s’égrènent, lui un poète bien modeste, un « petit » poète qui en est un grand parce qu’il a su dire et fixer un point de réel, sans la moindre rhétorique ou le pathos ridicule qui affectent si souvent d’une mauvaise odeur la poésie. Rien de tel ici, tout est sombre, sans issue ni salvation, mais rien n’est précisément affecté, ni certainement truqué.
Comme à l’opéra. On a suggéré, il y a déjà plus de quinze ans dans l’ouvrage Le Lied, la langue et l’Histoire (éditions de la Nuit – cela ne s’invente pas !) que le Lied prenait historiquement le contrepied de l’essor de l’opéra. L’opéra, c’est l’Histoire, les passions, les conflits, la guerre. Histoire et mythe se nouent ensemble pour se décrypter mutuellement. À la fin, c’est certes aussi la mort qui gagne. C’est encore héroïque, il y a de la grandeur. Dans le Lied, en revanche, la subjectivité s’est retirée de la scène (Fremd, étranger), elle ne croit plus dans les mirages collectifs. La marche du Wanderer, du Voyageur est comparable, en son genre, à celle du début du Lenz de Büchner. Elle possède un savoir, on fait l’hypothèse d’une lucidité, que l’opéra ne possède pas puisqu’il insiste dans sa compulsion et par conséquent dans ses illusions, une répétition qui peut lui servir de définition.
(Enfin, Callas vint pour faire dévier l’opéra, et même le plus extrême dans la démonstration, le Bel Canto, non plus dans la dimension héroïque, malgré les rôles, Aïda, Violetta, Medea, Lady Macbeth, Somnambula, Anna Bolena…, mais vers un étranglement subjectif, dans le creusement d’une solitude, au moyen d’une expressivité si pure à faire s’effondrer toute scène et tout décor. On a cru cerner dans Callas l’irruption salvatrice du vrai théâtre dans l’opéra en considérant en elle la tragédienne, ce qui est évidemment loin d’être faux. Néanmoins, alors même qu’elle n’a pas chanté de Lieder – et pourquoi donc, cet évitement pose une vraie question ? –, elle a incarné l’opéra dans l’opéra, sa teneur de vérité. En brisant les illusions du spectacle, elle a exprimé des vérités. Comme les Lieder. En tout cas, c’est elle, en sa vérité propre au sein des vérités de l’Histoire et du réel, qu’elle a exprimé en ne jouant pas la comédie.)
Si la solitude de Winterreise n’est pas celle que l’on croît, momentanée, circonstancielle, psychologique, de quelle nature peut-elle bien être ? Hanz Zender, dans ses Notes sur mon « interprétation composée » du Voyage d’hiver de Schubert, se demande ce qu’est Winterreise pour nous aujourd’hui (on peut écouter le beau disque Schuberts Winterreise, avec Julian Pregardien et la Deutsche Radio Philharmonie sous la direction de Robert Reimer). Les considérations esthétiques, de goût, subjectives, ne suffisent donc pas. Même l’association avec le théâtre de Beckett (et on a appris à quel point cette œuvre importait à ce dernier) s’avère encore insuffisante, car la mention du point de rupture, des raisons du « voyage » ne sont ni mentionnées ni par conséquent traitées, comme si cette événementialité pouvait être accessoire. Une grande œuvre se manifeste comme telle par sa renaissance et sa redistribution, sa formulation et ses implications, dans l’actualité et en raison d’elle. L’interprète devrait donc voyager dans son temps. Winterreise, heuzutage Reise (voyage d’hiver, dans le temps actuel). Ce qui n’ôte rien aux signes portés originellement par l’œuvre, la marche, les pas dans la neige (1 et 8), le vent et la glace (2, 19, 22 et 3, 7), la recherche éperdue du passé (4, 6), les hallucinations et les feux follets (9, 11, 19), la mort partout et la répétition désespérée et désespérante du joueur de vielle (der Leiermann). Très simplement, donc, que signifie ce voyage pour nous, aujourd’hui ? Car le voyage fut inauguré par les raisons historiques que l’on sait (le Moderne qui a rompu avec les repères que fournissaient les valeurs, celles de la religion en particulier, les repères de la cosmologie, des significations en général et, surtout, de leur possibilité !) et également historiales, autrement dit le rapport que l’on a à l’égard de ce qui est, sachant que l’être même se livre à présent très différemment.
II
Dans la correspondance entre Christian Gailly et Gérard Titus-Carmel, les choses ont également changé et changent au fur et à mesure de leurs échanges. Ce qui signifie qu’elles se manifestent, qu’elles remontent dans les corps, dans le désir bien qu’elles prennent la forme du reflux, sans pour autant – et le malaise de l’écoute en est l’expression, car il y a ce malaise dans la compagnie, dans l’amitié, l’accompagnement – se révéler ou avec la volonté, non : la possibilité ou la force de le faire. Savent-ils même tous les deux ce qui s’est passé ? Peut-être pas, mais quelque chose s’est passé, qui aura eu lieu en eux, évidemment, mais également au-dessus d’eux, par-dessous et à travers eux. Ils ont voyagé et sont, dans cette correspondance, en train de répéter cet événement en égrenant les tours de manivelle que donne le Leiermann, le joueur de vielle.
Il reste l’écoute. Écouter pour comprendre. Écouter avec les deux correspondants ce que l’on peut entendre dans Winterreise. Christian Gailly et Gérard Titus-Carmel écoutent en effet, en effet, un enregistrement avec Julius Patzak et Jörg Demus. Par choix manifestement, en l’état des disques disponibles au début des années 90. Gérard Titus-Carmel rejette catégoriquement une version (sans doute toutes, car elles sont très nombreuses) avec Dietrich Fischer-Dieskau (« C’est incroyable, me disais-je en écoutant Dietrich Fischer Dieskau – DFD, pour les intimes – comme il passe à côté de l’engourdissement. Quoi qu’il fasse, de quelque manière qu’il la module, sa voix est toujours celle d’un stentor qui n’a que peu de commerce avec la déception. Il chante à tue-tête, comme s’il était dans une winstub. Et, soudain, pour donner un peu “d’âme” aux passages les plus douloureux, il se met à chanter mezzo voce, comme si une brusque chute de tension de l’alimentation électrique diminuait de moitié la puissance du pick-up. On tend l’oreille : que se passe-t-il ? Une grève perlée des agents de l’EDF ? Des travaux sur la ligne à haute tension, entre Beuvardes et Cugny-les-Crouttes ? Le potentiel de ma Continental Edison qui connaît des faiblesses ? Deviendrais-je sourd à force de me cotontiger chaque matin ? Non : c’est Dietrich qui fait le sensible. Au bout d’une heure de montagnes russes, ballotté de vociférations en apartés, j’ai laissé DFD avec le joueur de vielle, aux portes de l’inouï. ») Pourquoi citer longuement ce passage d’une lettre du 3 septembre 1993 ? Certaines appréciations ne sont pas tout à fait inexactes à l’égard de Dietrich Fischer-Dieskau, et on partage au demeurant l’idée qu’il n’est pas le plus grand interprète de Winterreise, ni même de tout le répertoire qu’il a pourtant traversé tout du long, ce qui est bien trop et en soi musicalement douteux et qui ramène à un trait pulsionnel encore plus problématique, mais il y a beaucoup de laisser-aller et de facilités en elles qui assombrissent inutilement le texte. Donc d’injustice, ne serait-ce que sur le point le plus décisif, esthétique, il suffit d’écouter la version des 13 et 14 janvier (!) 1955 avec Gerald Moore, crépusculaire, exacte, qui est profonde et qui doit tout de même rester. (À cet égard, le rejet de Fischer-Dieskau constitue, en France du moins, un véritable genre résultant d’un suivisme, depuis la condamnation sans appel du chanteur par Roland Barthes. L’objection, et c’est à peine implicite ici, porte sur la langue allemande, Barthes ayant objecté un certain français, au demeurant suranné, celui de Charles Panzera. Toutefois, il y a là de l’ignorance, car Fischer-Dieskau sait moduler sa langue maternelle comme nul autre. Sa compréhension des textes est profonde.)
Ce que l’on entend, et c’est cela qui est intéressant, dans ce laisser-aller, dont chacun est malheureusement coutumier, n’est-ce pas ?, c’est une adresse. Car à qui s’adresse ici Gérard Titus-Carmel ? À DFD comme il le dit de façon cavalière si ce n’est méprisante ? Certainement cela lui importe peu, puisqu’il le dit. Ne s’adresse-t-il pas en un endroit à son correspondant ? Car l’implicite est constitué ici par les représentations proposées et qui se rapportent à des gestes et des circonstances, fussent-elles condensées ou déplacées, ainsi qu’on le formule s’agissant des contenus du rêve ? Un désir négatif est ici en place et manifeste. On se demande ce qu’il rejette. La leçon est importante, car elle instruit sur la manière dont nous nous rapportons aux œuvres, essentiellement la manière dont nous les intégrons, les métabolisons, les apprécions ou les rejetons. Et toutes ces projections ne peuvent pas ne pas envelopper notre existence avec ses aléas, à telle enseigne que les œuvres forment le support d’un transfert.
Écouter, toujours et encore, ce que permet le disque. Et Winterreise bénéficie d’un catalogue assez extraordinaire à cet égard, si l’on fait exception des interprétations et du livre pourtant intéressant, mais au fond très convenu, écrit par lui sur l’œuvre de Schubert, de Ian Bostridge que par goût, comment dire ?, par un impossible accrochage d’oreille on ne parvient pas à suivre, un grain de voie, une affectation l’empêche, bien qu’on y reconnaissance un réel investissement. Et les reproches adressés plus haut à Fischer-Dieskau vaudraient ici en partie, mais il faut toujours être respectueux du travail et de l’art d’un artiste et ce qu’il peut révéler à d’autres. Disons seulement que l’affectation qui l’emporte sur la pensée, la volonté démonstrative sur la méditation nuit aux œuvres et à la manifestation de leur contenu. Car, s’agissant de Winterreise, le principe d’interprétation est, réflexion faite, que le personnage de Müller-Schubert est lucide. Son statut de Wanderer ne peut être réduit à une dimension psychologique.
III
Reprenons : Hans Hotter avec Michael Raucheisen en 1942, puis avec Gerald Moore en 1954 (c’est avec cette version qu’on a personnellement découvert l’œuvre en compagnie de celle de Fischer-Dieskau mentionnée ci-dessus), Gerhard Hüsch avec Hans Udo Müller en 1933, remarquable, Peter Anders à nouveau avec Michael Raucheisen en 1945 (pour certains, la meilleure version, peut-être…) ; plus récemment, on aime, malgré les critiques qui lui furent adressées, les versions de Jon Vickers, les deux avec Geoffrey Parsons, en live salle Wagram en 1983, puis en studio l’année suivante, à nouveau Fischer-Dieskau avec Maurizio Pollini à Salzbourg, Hermann Prey avec Sjatoslav Richter ; et puis, comment ne pas adhérer aux versions de Matthias Goerne, pour nous les versions les plus profondément investies, compréhensives du texte, et puis une voix qui convient, dans ses abysses, à l’œuvre ?
Et puisqu’il est question de la voix, celle de Julius Patzak ne manque certainement pas d’intérêt. Le bouleversement éprouvé à l’écoute de sa version historique du Chant de la terre avec Kathleen Ferrier reste à jamais dans l’oreille. Toutefois, et c’est pour certains artistes un danger, le risque est celui d’être assimilé à une seule œuvre, comme certains artistes à un seul rôle. La voix de Patzak en 1966 est à l’évidence fatiguée, ce qui en soi ne nuit pas au fond de l’interprétation (le personnage de Müller n’est pas dans un état de santé optimal, ce que l’art ne doit pas effacer), elle reste belle, claire, presque cristalline et même parfois, et c’est très beau, parlée. On y perçoit une franchise, enfin une absence d’affectation, et, surtout une vulnérabilité, un accablement qui n’empêche pas, en effet, la lucidité sur la situation qui est la sienne dans le monde.
Après tout, qu’entend-on dans une voix ? Qu’y cherche-t-on, puisqu’entendre c’est chercher ? Et chercher signifie toucher, rencontrer. Pas uniquement ni d’abord une entente, mais une expérience sur laquelle on peut s’entendre, et qu’on partage parce que le sens résonne de la même manière en chacun. Nous sommes en 1927, l’année de la mort de Beethoven, le grand homme vénéré par Schubert, au point que Winterreise est aussi, dans les couches de son sens, un chant du deuil, un thrène. Et la mort de Beethoven n’est pas uniquement la sienne. Une révolution vient de se mettre en marche, celle de la 2° Révolution industrielle qui va transformer les villes, les manières de vivre en apportant des bénéfices comme la lumière au gaz, mais sans savoir au même moment qu’ « il ne fera plus jamais nuit » (Baudelaire), et qu’une autre forme de nuit va s’étendre sur le monde, que celui-ci « va finir » sous le poids de la matérialité et de l’extinction du soleil (toujours Baudelaire). L’enthousiasme révolutionnaire porté à la figuration par Fidelio, a perdu sa spontanéité et sa vérité au profit des affairistes et du profit. La Capital aura été le plus « révolutionnaire », et la contestation, la révolte et le désir politique ne cessent jusqu’à ce jour de lui courir après, comme le chien à la mine abattue son maître.
La voix est unique, pourtant. Elle est la solitude même en ce que dans et sur ses cordes elle porte une expérience qui ne peut, dans le meilleur des cas, que s’accorder avec les autres, jamais se confondre avec elles ou s’y substituer. Elle est seule comme le malheur et comme la beauté.
La voix exprime un état subjectif, certes, mais elle est toujours adressée, modulée par celui du monde dans lequel elle s’entend résonner. On le sait, ce dernier a perdu ses significations comme un arbre moribond ses dernières feuilles. Dans un autre langage, plus profond dans ses apparences seulement de grandiloquence, les dieux se sont enfuis. La sobriété est alors de mise, c’est-à-dire un impératif imposé par la finitude, toute autre forme de conscience à l’égard de la situation relevant de l’illusion. Très concrètement, le monde a perdu avec son histoire sa géographie. C’est lui qui erre avec ceux qui l’habitent. Winterreise a trait à la post-histoire, tout comme les interlocuteurs Christian Gailly et Gérard Titus-Carmel savent qu’ils se parlent après la fête et l’amitié. L’errance qualifie désormais tous les mouvements et les pensées. Le voyage n’a pas de but. Ou bien, c’est plus exact, il n’y a plus de lieux, seulement l’espace infini, le voyage. Sans point de départ ni d’arrivée, le voyage ne mène nulle part, encore moins « anywhere out of the world ». Lucide encore est le personnage de Müller, en ce qu’il n’éprouve pas même la tentation de recourir aux artifices des paradis artificiels.
Voyage sans but, et aussi surplace (les deux correspondants font eux aussi du surplace, aucune échappée n’a lieu en vertu d’un nouveau ressort de l’amitié), l’errance du Wanderer ne doit pas, derrière sa détresse psychologique, cacher celle de l’isolement, plus fort encore que la solitude, parce que les signes, le langage, ne se transmettent plus à cause des obstacles, nombreux. La Poste ne passe plus. La girouette est perdue. Par-dessus tout, ou en profondeur, la solitude est celle d’un être sans autrui. Ce paradoxe veut souligner que la solitude a envahi tous les vivants, donc qu’elle est sans échappatoire. C’est pourquoi le monde qui les rassemble encore est uniforme, celle de la neige, mais devenue très grise et sale.
Nous sommes dans ce que le philosophe, Hegel, nomme le « mauvais infini », c’est-à-dire la pure et simple répétition mécanique.
L’hiver n’est même plus une saison. À un double titre : elle est devenue la seule et unique « saison » jusque dans les chaleurs extrêmes (c’est la même chose), et elle définit, dans l’extrême froideur de sa brûlure, l’état de la planète, l’astre lui-même errant depuis toujours et à jamais. Il n’y a plus de soleil, disait plus haut Baudelaire et une nuit spectrale est tombée sur le monde. Le plus troublant de Winterreise, et les œuvres de ce genre ne sont pas très nombreuses, est qu’il ne s’agit plus vraiment d’art. L’art a rejoint et exprimé l’existence, il s’est rendu à elle.
On ne peut plus parler de significations. Peut-être encore de sens, dès lors qu’on est persuadé que le seul sens est d’aller, celui de s’inscrire lucidement dans cette errance, de ne pas (se) mentir, alors que la tentation s’en fait ressentir à chaque instant, de prendre acte, comme ce livre, de la solitude, irréductible, que le silence et l’écriture, la littérature, l’art enfin peuvent seuls tenter de rompre.
© André Hirt
Un autre article paru il y a dix ans sur Winterreise avec une interprète féminine. Cette version est à notre sens une des plus grandes: http://strassdelaphilosophie.blogspot.com/2013/01/winterreise.html
Julius Patzak et Jörg Demus interprètent Winterreise de Franz Schubert :
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