« Pour penser l’érotisme, pour le penser en dessin, il convient d’érotiser la pensée. » (p. 138)
Il entre comme une gageure ces temps-ci à se mettre en tête d’écrire un livre, bref et roboratif disons-le d’emblée, sur un auteur de BD comme Guido Crepax. Son œuvre, la série Valentina en tête, ne représente-t-elle pas un condensé idéal de tout de ce que la pandémie de moraline exècre et traque avec un zèle consommé ? Crepax a tout pour plaire à l’Inquisition néo-libérale tardive. Il incarne en effet quasiment à la perfection la victime émissaire rêvée destinée au bucher médiatique des hérauts du Bien qui un peu partout trimballent leur ressentiment pour ne pas dire, et dans tous les sens du terme, leur impuissance. Véronique Bergen le sait et sa probité n’a d’égale que sa passion pour un auteur dont le talent graphique couplé à sa hauteur de vue échappent bien évidemment au tribunal étriqué des pense-petits. De ce point de vue qui est celui d’une théoricienne habitée, l’auteure de Guido Crepax. L’axiome d’éros pratique avec une certaine maestria « cet art de la nuance qui fait le meilleur bénéfice de la vie », ainsi que le rappelle le Nietzsche de Par delà le bien et le mal. Autre façon de dire qu’elle exerce cette faculté sans a priori axiologique, ce qui réclame à la fois beaucoup de savoir, de la prudence et un goût des œuvres tenant plus du flair assuré que de la réflexion strictement académique, tout un art qui relève d’un certain tact, une élégance toute philosophique qui sait sentir et distinguer sans faillir les remugles du fake de ce qui ressorti à une véritable entreprise de création par définition singulière et forcément à contretemps des normes esht/éthiques qui visent à régimenter une époque, normes et anathèmes qui « assassine[nt] la singularité des créations » (p. 125). Son écriture a du souffle, un rythme qui signe la ferveur sans laquelle on verse dans l’académisme le plus exsangue. Ce tempo bien à elle est l’autre face d’une lucidité qui permet au propos de cultiver une intelligence affutée des méfaits engendrés par « une police de la pensée et de la langue dont l’écriture inclusive est l’une des expressions. » (p. 125) Tout l’enjeu de ce bref opus publié aux éditions de La lettre volée dans la suggestive collection « Palimpsestes », à la quatrième de couverture d’un vert qui fait pour nous réminiscence du vert des tuniques des légionnaires romains dans les albums d’Astérix le gaulois édités au début des seventies, n’est donc pas de passer au crible des valeurs par définition fluctuantes la trajectoire de Crepax mais bien plutôt d’en analyser la ligne graphique et pensive dans ce qu’elle a de proprement déterminant pour la seule affaire qui vaille ici, à savoir la création en matière de neuvième art avec ses conséquences politiques, sociales, ontologiques et non seulement esthétiques.
« Le ressort de la bêtise, c’est de vouloir juger un imaginaire, de faire du ressentiment le prisme de perception des œuvres. » (p. 126) Le mot essentiel est lâché, « imaginaire », qu’il faut entendre en l’occurrence comme la production d’un monde avec ses lois, ses personnages et son atmosphère, son allure propre et non comme l’asile de l’ignorance, le refuge de la lâcheté ou la manne à consolation d’une conscience déçue et pleine d’aigreur. Sans surcharger le texte de références qui en altéreraient l’allant, V. Bergen mobilise juste ce qu’il faut de culture dûment estampillée nécessaire à l’approche savante et sensible de ce qu’on n’appelait pas encore « roman graphique ». Il n’en fallait pas plus mais pas moins non plus pour rendre intelligible l’univers parallèle de dessinateur milanais. Ainsi on ne s’étonnera pas de voir mobilisées, entre autres, les célèbres analyses du corps sans organes menées jadis par l’affolant duo Deleuze-Guattari. « Les mannequins, Valentina, Bianca… produisent un CsO aériens, observe Véronique Bergen, s’inventent un usage du corps avec leurs moyens spécifiques, moyens qu’elles peuvent allier au bricolage requis par la création d’un CsO masochiste, drogué ou hypocondriaque. » (p. 87) Cette image du corps pour le moins déconcertante a priori n’est bien sûr qu’un aspect, évidemment décisif, des investigations entreprises par l’auteure dans cet axiome d’éros. Tout un imaginaire du corps dont la fantasmagorie plonge aux racines les plus abyssales de la subjectivité. De la surface miroitante comme un simulacre lucrétien de tel épiderme jusqu’au labyrinthe d’un inconscient débordant bien au-delà des complexes familiaux et familiers, l’œuvre de Crepax se sera aventurée aux confins du Désir producteur de toutes les fantaisies. Encore faut-il préciser qu’il ne s’agit pas seulement d’un corps ou du corps des héroïnes comme Valentina, Justine, Anita ou Emmanuelle, mais des corps, de tous les corps, le corps-propre des personnages principaux étant toujours déjà travaillé par des devenirs qui ne demandent qu’à s’actualiser dans des processus d’individuation impliquant aussi bien les figures de papier que leur auteur et ses lecteurs. Et quel meilleur moyen plastique, quelles techniques mieux que celles en usage dans l’univers du neuvième art peuvent-elles rendre visibles presque sans reste ce ballet des chairs transies autant par l’énergie pulsionnelle que par la quête d’un absolu du regard ? Si l’on veut bien se donner le plaisir d’aller y voir, il devient évident, faut-il seulement le rappeler, que le monde de Crepax est, pour ainsi dire à part égale, emporté par la dynamique libidinale et pétri d’une culture transfrontalière. Le remarquable à cet égard est que Véronique Bergen parvient en peu de pages à communiquer la complexité de cette esthétique placée sous le signe d’Éros sans négliger, bien au contraire, son charme — aux deux sens du terme — puissant.
Pour qui en douterait encore, notamment après les travaux de Jean-Clet Martin sur la bande dessinée en général et sur Giraud/Mœbius en particulier, il faut reconnaître à la BD son aptitude à engendrer les effets de l’art quand celui-ci touche à son point de perfection : retourner l’imaginaire, éclairer le réel, enrayer le concept. Or, toute l’œuvre de Crepax, comme celle de son compatriote appartenant à cette génération bénie des dieux du graphe à savoir Milo Manara (il faut y ajouter, entre autres, l’immense Hugo Pratt qui n’est pas que le père et le frère de Corto Maltese à quoi on le réduit encore parfois injustement), réussit à articuler le sens d’une certaine culture pop avec ce qu’en sociologie on appelle la « haute culture » ou « culture savante ». Manara peut bien être légitimement réputé pour avoir su dessiner les plus belles chutes de rein du monde tout en faisant corps avec des références que ne bouderait pas n’importe quel « chercheur » universitaire d’hier et d’aujourd’hui. Sans doute est-ce cet alliage précieux qui fait que « Guido Crepax engage le champ de l’érotisme dans une aventure graphique qui élit l’élégance et la sophistication, au plus haut loin d’une pornographie gore. » (p. 81)
Prévenons maintenant une méprise. Le livre qui nous retient ici, s’il ne tombe pas dans la grossièreté épinglée en commençant, évite aussi un autre écueil, méthodologique celui-ci et non plus strictement déontologique. De quel travers s’agit-il ? Du geste théorique hélas trop fréquent chez les philosophes, y compris parfois chez les plus éminents, qui consiste à aller au plus vite au sens en traitant de façon plus ou moins cavalière le sensible. À l’extrême, cette tendance congénitale et donc très difficilement évitable, en vient à « plaquer » sur les images (autre façon de fantasmer) des Idées, des théories, des philosophèmes, comme on voudra dire, en faisant l’économie du frottement du concept à la résistance du grain du visible, le tout avec parfois une désinvolture qui laisse perplexe. Ce dans quoi manifestement l’auteure ne verse pas. On lira dans cette optique les pages consacrées à la singularité spécifiquement graphique de Guido Crepax, pages qui, comme cet extrait en donne une idée, mettent bien en évidence toute la complexité d’une démarche artistique exigeante, complexe et profonde, animée par le chiasme des gestes érotiques et de leur écho graphique : « Nul étonnement que ce géant de la bande dessinée érotique ait travaillé sur une ressemblance interne et non pas simplement symbolique entre la plume et le mouvement de la caresse, l’entaille du fouet, la zébrure de la peau. Les glissements des doigts sur la chair n’ont pas pour équivalent les glissements de la plume, du pinceau sur la page. La plume effectue matériellement ce que font les lèvres, les doigts, les instruments de supplice, de délices. Tous les états que traverse le corps désirant, érotisé, pénétré, supplicié sont rendus par une plume qui lui inflige la palette des plaisirs. » (p. 29) Ligne narrative et ligne graphique sont donc traitées avec les mêmes égards, ce qui à l’évidence est un signe, non le seul, d’une véritable attention portée à « l’objet » dont on s’occupe sur le plan de la pensée.
La bande dessinée, avons-nous rappelé, permet bien des audaces. Le dessin, même balbutiant, inhibé, encore dépourvu de tout savoir-faire, ce geste archi-simple par lequel on a commencé à explorer ce que Jean-François Lyotard nommait les « surfaces d’inscription » a tôt fait de nous donner le goût et le sens du possible(s). Ce qui au cinéma requiert tout un appareillage de plus en plus numérisé pour produire quelque « effets spéciaux », la main le peut à moindre coût ; il suffit de quelque instrument rudimentaire appliqué à un support et c’est toute l’aventure des images issue de l’imagination des hommes qui s’offre au sujet graphique. Tout semble alors possible, pourvu que le temps et la technique suivent. Pourtant, y compris dans cet espace ouvert à tous les possibles, et d’abord à tous les possibles du corps dont, comme le savait Spinoza « nul ne sait » ce qu’il peut, tout n’est justement pas possible. En BD aussi ou touche et l’on bute sur de l’impossible. De quelle nature est-il cet impossible ? Ni logique, ni éthique ou technique mais ontologique qui tient au nœud ou à la croix du désir et de la jouissance. Sans pouvoir ici se réclamer des analyses de Lacan ou, avant lui, de Georges Bataille, comme il le faudrait, reconnaissons pour finir que le sens philosophique de Véronique Bergen n’est peut-être jamais aussi fin et aigu que lorsqu’elle pousse son investigation crepaxienne jusqu’au point où précisément le logos doit reconnaître sa limite. Plus exactement, cette butée est aussi bien celle que rencontre toute entreprise graphique et exemplairement la bande dessinée (qu’elle se rebaptise « roman graphique » ne fait bien sûr rien à l’affaire et, d’une certaine façon, ce nouveau baptême aggrave même le problème). Tous les registres, toutes les techniques d’inscription, des plus sauvages aux plus sophistiquées, se retrouvent à cet égard logées à la même enseigne d’impossibilité à représenter cette « Chose » ou cet « Impossible » qu’est la mise en signes savants ou non de la Jouissance, celle-ci faisant par essence exploser tous les cadres et toutes les cases, celles de la BD au premier chef, comme l’ont d’ailleurs fait les auteurs les plus féconds de cet art bâtard. Les deux versants de l’antique graphein (écrire et/ou dessiner, inciser, marquer une surface, mais aussi bien parler si l’on suit Derrida, bref signifier) sont ici frappés au coin de cette Impossible qui fait l’être de la jouissance. Les signes, quels qu’ils soient, doivent ici abdiquer leur pouvoir de lieu-tenants des choses. Cette reconnaissance est d’ailleurs l’occasion pour notre auteure de montrer, en suivant le cas-Crepax, les limites d’un magistère philosophique qui eût son heure de gloire et qui, à sa manière, c’est-à-dire le plus souvent subtile, allant parfois jusqu’à donner dans une sorte de maniérisme conceptuel, et apparemment fort savante, officiât aussi comme une sorte de police de la pensée dont l’un des méfaits fut de jeter dans l’ombre des auteurs pourtant fort stimulants comme, par exemple, Roger Caillois dont la liberté de pensée et les qualités d’écriture restent pour nous un modèle à redécouvrir. Il s’agit bien sûr du très parisien structuralisme et de proche en proche de toute visée strictement sémiologique de tel ou tel champ de la culture. Il est d’ailleurs symptomatique que l’album de Étienne Davodeau, Les ignorants. Récit d’une initiation croisée, BD parue en 2023 chez Futuropolis, ayant rencontré un franc succès, se fasse encore l’écho de ce primat accordé au narratif, au pourvoir structurant des agencements énonciatifs quand « le parti pris des choses » semble relégué à sa supposée seconde juste place. Ainsi à la page 154 qui relate un échange entre deux auteurs de bandes dessinées talentueux et un vigneron exigeant, l’un des deux premiers se fait fort de préciser à son interlocuteur : « Je ne suis pas d’accord. On partage ça : nous ne sommes pas tant des dessinateurs que des raconteurs d’histoires. Notre dessin est une écriture. Notre but est le récit, le livre. Et là, nos conceptions respectives de la bande dessinée se rejoignent. » C’est curieux quand on y prête attention cette volonté de forcer l’accent sur le côté « littéraire » du travail en question. Pourquoi si souvent insister sur cette précellence attribuée aux chaînes de signes qui ne sont pas sans évoquer de loin en loin « ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations » chères au père de la philosophie moderne ? Cette remarque vaudrait aussi pour toutes les productions artistiques qui font avec les choses, lorsque le significations (qui diffèrent du sens à proprement parler) ne peuvent venir à bout, ne peuvent épuiser cette réserve qu’est le sensible. Ce phénomène est flagrant, encore aujourd’hui, avec un certain cinéma à la française qui au fond, sans trop se l’avouer, fait du théâtre (lui aussi à la française du Grand Siècle, autrement dit de la psychologie) avec les moyens spécifiques au cinéma. La bande dessinée n’échappe pas à ce travers sémiologique quand par manque d’audace, par incapacité à prendre des risques — le risque du sensible, ce qui est tout de même requis si l’on prétend faire œuvre —, les auteurs ne saisissent pas l’occasion de leur médium mais préfèrent reterritorialiser l’épaisseur, la profondeur du réel sur la surface d’un jeu de signes. Idéalement il faudrait pouvoir tenir ensemble les deux voies et ne pas avoir à privilégier Erwin Panofsky au détriment d’Aby Warburg, pour le dire de façon très schématique en convoquant deux géants de la théorie des images. Crepax à sa façon, avec quelques autres, a su jouer jusqu’à un certain point de non-retour avec ces deux régimes graphiques.
Dans ces conditions, c’est un délice pour l’esprit que ces quelques pages bien senties au cours desquelles V. Bergen s’attache à montrer ceci qui tient dans cette conclusion laconique : « Le plaisir sexuel n’est pas un plaisir textuel. » (p. 134) En bonne logique, il faut en déduire que ce plaisir-là peut s’inventer et s’apprécier dans l’art des traits, le travail des couleurs, le jeu de tourniquet avec les pages, toute cette matière éditoriale qui vient nous chercher au point de bifurcation entre les signes et les choses. Il n’en va pas de même avec la jouissance — qui déjà aiguillonne le plaisir érotique — qui, elle, trace sa propre ligne de fuite hors de tous graphes, l’œuvre de Crepax nous emportant (comme le balai de sorcière deleuzien) vers un point de réel excédant aussi bien l’imaginaire que le symbolique, œuvre affolante qui « ne s’arrête jamais, alimentée par l’amour d’un point de réel flamboyant. » (p. 136)
Voilà comment l’intérêt porté à un auteur d’un art réputé mineur en vient à retrouver des questions éminemment philosophiques comme celle de la représentation et de sa limite ontologique. Au prétexte de divertir en faisant fantasmer, Crepax approché par Bergen nous propose « un espace qui troue la sémiologie » et finalement tous les discours qui, pour des motifs divers et variés, prétendent capter « l’infini de la chair » quand celle-ci ressortit à l’étranglement de toute parole comme de tout signe dans une expérience qui est celle du ravissement au bord de laquelle nous accompagnent les arts portés à leur limite. Éros est donc bien (aussi) un axiome qui en tant que tel ne souffre aucune démonstration ou narration puisqu’il les rend possibles ; la lumière de son évidence n’est pourtant pas aussi éclairante qu’une vérité éternelle dans la stricte mesure où, comme le soleil et la mort, elle ne se peut regarder en face.
© Olivier Koettlitz
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