Aix-en-Provence, Orange, Vaison-la-Romaine, Menton ont accru leur célébrité grâce à leur Festival de Musique. Mais qui connaissait La Roque d’Anthéron ? Petite ville oubliée entre la campagne aixoise et le Lubéron, il faut la chercher sur une carte. On la trouve entre Aix-en-Provence et Salon, au bord de la Durance, tout près de l’Abbaye de Silvacane, un de ces lieux où le silence accueille la musique pour quelques concerts en été. D’autres ne sont pas loin : Lourmarin, Oppède-le-Vieux, L’Isle-sur-Sorgue, Sénanque, avec leur cortège de souvenirs historiques et littéraires.
En découvrant au cœur de La Roque d’Anthéron, au pied du château, le parc qui allait abriter le premier festival de piano nous n’avons pas pensé aux auteurs emblématiques de la Provence que sont Henri Bosco, Jean Giono ou René Char. Les allées serrées et sombres, bordées de platanes, descendant en gradins jusqu’à une clairière où le piano trône sur une pièce d’eau, laquelle ouvre au-delà sur un champ de maïs bordé d’allées rigoureusement rectilignes de séquoias dont les branches se rejoignent au-dessus des têtes en une voûte gothique : cela, qui montre une nature d’abord encore informe et presque sauvage puis progressivement ordonnée et réduite à ses signes essentiels, nous a fait penser à La Fontaine dans le parc du Château de Vaux, à Nicolas Poussin et au Mozart de La Flûte enchantée.
De Mozart c’est la Sonate pour deux pianos K448 avec son bel andante retenu et méditatif, si bien accordé au lieu, qui a ouvert la série de neuf concerts dédiés au piano et donnés par des maîtres. Et c’est Liszt, le maître de l’instrument, qui a été le plus joué. Il semblait, au cours de ces trois semaines, qu’on nous donnait à comprendre comment dans le piano la matière devient musique et comment l’esprit s’incarne dans des sons.
L’expérience avait été savamment préparée par un directeur musical remarquablement inventif, M. René Martin. Une fois trouvé ce lieu, bruissant parfois du chant des cigales mais vaste et silencieux, prêté aimablement par le maire du lieu, M. Onoratini, il fallut qu’il intéressât à l’entreprise un grand industriel. C’est la marque de matériel audio-visuel Sony qui a accepté d’y attacher son nom. Ainsi les mélomanes purent-ils voir exposés les derniers modèles de la marque et assister avant le concert à des projections de vidéo-disques.
Le livre et le disque, ces vecteurs de la musique, n’avaient pas non plus été oubliés. On les trouvait dans un stand bien achalandé, tenu par des commerçants compétents et aimables. Le public pouvait faire dédicacer disques, programmes et livres par les artistes, et il ne s’en privait pas. On regretta seulement l’absence de ce support essentiel : les partitions, ne serait-ce que pour que les mélomanes intéressés aient l’occasion de les feuilleter. Certes cette année – mais c’était la première ! – la radiodiffusion n’a pas animé le festival. Il en sera peut-être autrement à l’avenir, des contacts ont été pris. Mais y ont suppléé des conférences, dont une avec des exemples au piano du maître Badura-Skoda sur l’art d’interpréter Mozart, une autre émouvante, sur ses souvenirs ravéliens, par Vlado Perlemuter, d’autres encore sur les grands pianistes français disparus, avec des films et des enregistrements inédits. Dans cette chaîne médiumnique qui rendait le monde de la musique présent et comme visible on put voir Madame Samson François assister à la projection du film de Claude Santelli sur son mari.
L’idée essentielle a été de consacrer le festival entier au piano. Ainsi le public pourrait entendre dans une courte période de trois semaines un choix suffisamment large de la littérature pianistique, de Mozart à Bartok, et même de Bach à Bartok, une pièce du Clavier bien tempéré ayant été donnée en bis comme un juste retour aux sources. Et l’on pourrait alors comparer les artistes entre eux, en gardant le souvenir des concerts antérieurs, dans des conditions identiques. Mais, malgré des essais satisfaisants, une inconnue pouvait encore tout ruiner : l’acoustique. On sait que le piano s’accommode mal du plein air, où son timbre, privé de résonances, s’étiole. En fait grâce à un écran naturel d’arbres disposés en demi-cercle derrière le public, et au silence ambiant, on entendait tout parfaitement, un soir seulement le vent qui faisait bruisser les feuilles causant une gêne. Et rien ne masquant le moindre effet ni la moindre inégalité le piano était à découvert et la musique dans sa vérité.
Un même temps donc et un même lieu. Une troisième égalité était requise, de la plus haute importance : les mêmes pianos (deux à cause des concerts en duo) avec le même accordeur pour tout le festival. Seize pianistes s’étant succédé, on peut dire que l’instrument a livré son verdict et qu’il a fait apparaître entre les artistes des différences plus exactes, en tout cas plus claires que ne le fait le disque, ou même que ne le font les récitals éloignés en temps et en lieux.
Tous furent satisfaits des pianos proposés par Yamaha. Seuls Christoph Eschenbach (en duo) et Krystian Zimerman choisirent le modèle le plus ancien, au timbre profond mais un peu pâteux dans le medium et court dans l’aigu, d’une exquise douceur toutefois dans le jeu pianissimo. Les autres préférèrent le modèle le plus récent, au son moins « romantique » sans doute, mais plus pur et plus clair, à l’aigu cristallin très riche en harmoniques, d’un ton aussi beau que sobre. Et ce fut un enchantement chaque fois d’entendre des pianos aussi bien préparés et accordés par un des meilleurs spécialistes japonais.
Une fois le décor peint il reste à faire revivre l’action. S’il serait vain d’établir un palmarès, les qualités des artistes n’étant pas mesurables, on ne peut éviter lorsqu’on a tout entendu de faire des comparaisons et, au terme de ces trois semaines « autour du piano », un bilan. Certes la critique n’est pas une science exacte et la sensibilité de l’auditeur réagit chaque soir différemment. Mais, comme le peintre effectue sur sa palette le mélange de couleurs qui deviendra cette couleur unique et que l’on reconnaît pourtant aussitôt comme sienne, le grand musicien fait entendre ce ton, reconnaissable chaque fois, et qui nous captive parce qu’il est unique.
Deux maîtres au sommet de leur art ont atteint cet équilibre miraculeux où une interprétation particulière et en un sens contingente devient nécessaire, se confondant avec l’œuvre et en rejoignant l’universalité : Vlado Perlemuter et Stephen Bishop-Kovacevich.
Le premier a joué Ravel dans sa langue maternelle, celle d’un grand compositeur déjà classique. Il ne fit pas seulement voir, comme d’autres, le coloriste, ou le miniaturiste fasciné par l’étrange. Il fit respirer cette musique, en insistant sur l’achèvement de sa construction, et en rendant sensible le mouvement qui l’anime. De là une impression d’évidence, dans les plus belles couleurs imaginables. Des Miroirs« Une barque sur l’Océan » bougeait doucement dans le silence puis la rumeur de la mer. Le « Gibet » de Gaspard de la Nuit rendait le drame visible jusqu’à l’horreur hallucinée de la fin. Le mi bémol obstinément répété ne résonnait pas seulement comme un glas, il figurait l’immobilité du gibet et il scandait le drame de la pendaison en rendant sensible l’œuvre de mort. Et déjà par trois notes à la main gauche on pressentait l’univers mystérieux du « Scarbo », qu’on avait déjà entendu plus sulfureux (Samson François) ou plus vénéneux et grinçant (Arturo Bernedetti Michelangeli), mais jamais si intense et traversé de climats changeants.
On attendait le récital de Stephen Bishop-Kovacevich avec intérêt : sa réputation établie, dès ses débuts au disque il y a une quinzaine d’années, par rien moins que de puissantes Variations Diabelli, allait être mesurée à des œuvres d’une exceptionnelle exigence : le dernier Beethoven encore, avec les Bagatelles op 126 et la Sonate op 101, et le dernier Schubert, avec la Sonate en Si bémol. Les derniers chants, les plus beaux. Après des Bagatelles d’une grande sobriété, où l’artiste, imitant le son et le toucher du pianoforte, sembla découvrir progressivement l’intensité de la musique, les deux Sonates furent jouées avec une extrême concentration, loin de tout effet : respect des proportions, des lignes et des intensités, son décanté d’une admirable intériorité, à la fois dense et léger, silences habités. Seules des fluctuations de tempo sans nécessité semblait-il – comme des gourmandises de cet ascète – empêchaient parfois de croire qu’on entendait là l’interprétation définitive, celle d’un texte devenu totalement audible.
Trois jeunes pianistes, sans atteindre tout à fait à la même ineffable émotion, donnèrent également des interprétations achevées. Zoltan Kocsis d’abord fit mieux que remplacer Sviatoslav Richter souffrant. Son Liszt fut exceptionnel de probité : aucun clinquant, une attention infaillible à la dynamique et à l’harmonie qui, au-delà d’une volubilité un peu ostentatoire, constituent cette pâte faite pour le piano qui est la marque de Liszt. Dans Bartok, le jeune prodige hongrois fut aussi à son avantage, avec une pointe de raideur ou de sérieux dans des Chansons populaires d’une superbe évidence musicale, mais une domination absolue de la si difficile Sonate. Au contraire ses Valses de Chopin d’une belle facture pianistique pouvaient décevoir par un certain maniérisme, des tempos fluctuants et la recherche d’une profondeur qui se dérobait.
Dans Chopin la comparaison fut à l’avantage du prodige russe Youri Egorov, qui donnait là son premier concert en France après avoir triomphé aux Etats-Unis. Les douze Études opus 10 passèrent comme un rêve, jouées avec une confondante facilité, sans que le brio du virtuose compromît jamais le naturel musical et la lisibilité, grâce à une main gauche souverainement indépendante et claire, et des tempos sans excès. On découvrit la même musicalité dans le Carnaval op 9 de Schumann, – où chaque pièce était exposée dans son juste climat et articulée comme pourrait le faire un chanteur : autant de masques, autant de poses et de tons de voix. Une telle maîtrise intellectuelle, imaginative et technique laissait admiratif, et pourtant assez peu ému. Il manque encore à ce pianiste de vingt-sept ans un son tout à fait irradiant, le son qui constitue l’individualité unique, comme le grain d’une voix, ainsi que la nécessité intérieure qui fait oublier jusqu’aux prouesses de l’interprète, – ce fabuleux staccato dans le finale d’une Sonate de Haydn ! -, et jusqu’à l’instrument lui-même, de sorte que l’auditeur extasié communie directement avec la musique ! Ce sera en tout cas à la gloire du premier festival de La Roque d’Anthéron d’avoir accueilli le premier en France cet artiste dont le monde entier parlera bientôt.
Et ce festival pas comme les autres a aussi innové en faisant entendre cinq jeunes pianistes français dans un concert ininterrompu. Ce fut pour beaucoup la révélation d’un grand musicien de vingt-trois ans, Bernard d’Ascoli. Son interprétation de la Sonate de Liszt se déroula comme un immense rêve éveillé, captivant par l’approfondissement presque douloureux de la sonorité et de l’organisation formelle. Rarement la succession des cris et des silences dans cette grande rhapsodie avait paru commandée par une si implacable nécessité.
Il semble bien ainsi que les interprétations exceptionnelles l’ont été d’abord par une attention minutieuse au principe d’organisation de l’œuvre, à ce qui fait qu’elle se constitue peu à peu comme un tout, principe qui s’entend entre les phrases, et entre les notes.
Un autre grand artiste a montré le même souci d’exploration minutieuse de la substance musicale en mouvement : Krystian Zimerman. Mais son jeu, constamment admirable, perdait dans cette ascèse un rien de fraîcheur et le mystère, à être trop bien exploré, s’est de lui-même quelque peu dissous. On se souvient d’une première Ballade de Chopin exposée à découvert, dans une sublime mais un peu frigorifiante clarté. Dans la Sonate « Funèbre » on eut aussi une démonstration de musicalité irréprochable, avec de sublimes pianissimos, mais pas vraiment une « vision ». Et la troisième Sonate op.5 de Brahms, jouée dans le climat le plus juste avec maintes nuances nouvelles qui montraient un extraordinaire travail d’exploration, n’avait plus tout à fait la même fraîcheur qui l’avait rendue irrésistible il y a peu sous les mêmes doigts.
Oui, l’approfondissement, pourtant nécessaire, de l’interprétation peut en menacer l’équilibre, tant ce miracle de l’appropriation d’un style tient à l’instinct proprement recréateur autant qu’aux facultés d’analyse. Ce sont peut-être ses recherches savantes sur Mozart qui ont laissé dans le jeu de Paul Badura-Skoda une empreinte un rien didactique : une approche plus maîtrisée qu’inspirée, avec pourtant de très beaux moments de grâce légère, comme dans les mouvements extrêmes de la célèbre Sonate « Alla Turca ».
Autre découverte, encore un produit de l’école soviétique : le violoncelliste Misha Maïsky, dont la belle sonorité et l’engagement contrastaient avec la réserve de Martha Argerich dans Schubert et Franck (la Sonate en la majeur bien sûr, où l’on déplorait parfois le lyrisme plus lumineux du violon). Là les interprètes étaient gênés par le vent qui emportait, avec les feuilles des partitions, le phrasé de la pianiste. La Suite Italienne de Stravinsky, elle, n’en souffrit pas, donnée avec une fougue et un humour irrésistibles, et Martha Argerich, retrouvant Chopin en bis, oublia les assauts du vent et mit la musique au feu de ce son étincelant et de cette virtuosité dévorante qu’elle semble porter en elle.
Les deux concerts en duo montrèrent d’autres « natures » : deux équipes très dissemblables, un duo germanique avec Eschenbach-Frantz et les très latines Katia et Marielle Labêque. Les programmes étaient heureusement complémentaires, les pianistes allemands allant jusqu’à donner en bis de superbes Danses Hongroises de Brahms, où les tourbillons des danseurs ne cachaient pas une certaine gravité mélancolique, tandis que Katia et Marielle allaient les jouer comme si elles dansaient elles-mêmes, et c’était beau à voir et à entendre, avec des rubatos à donner le mal de mer. Leur humeur ce soir-là, insouciante et fougueuse, était bien en accord avec les autres pièces de leur programme, de Stravinsky et Gershwin, même si elles en ont donné déjà des exécutions mieux finies. La même critique ne peut être adressée au duo Eschenbach-Frantz : si la grande Fantaisie en fa mineur de Schubert ou l’andante de la Sonate en ré majeur de Mozart n’atteignaient pas le sublime, la Sonate en fa mineur de Brahms – autre version du célèbre Quintette avec piano – brûlait de cette passion pudique caractéristique de Brahms, avec ses longues phrases éplorées entrecoupées de brusques silences.
Le mot de la fin revient au responsable artistique du Festival. Satisfait du succès public et artistique, René Martin veut aller de l’avant, avec de grands pianistes jouant de la musique de chambre et donnant des cours d’interprétation. Sous la ramure des grands arbres du parc, tout bruisse déjà de la musique à venir.
© Henri Maria Mallier
Août 1981
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