Il fallait la voix de Matthias Goerne, qui va au fond des mots pour y trouver la musique comme leur raison, même leur signification, pour faire entendre cette œuvre, qu’on avait découverte avec Dieter Fischer-Dieskau et Julia Varady, sous la direction de Bernard Haitink, le véritable diffuseur de l’œuvre symphonique de Shostakovitch dans les années 70 (on se souvient d’une émission de radio le jour de la mort du musicien, on était jeune, on lisait de la philosophie, on allait entrer en khâgne, on se souvent qu’on avait pris vraiment conscience ce jour-là de la mort, de la finitude des parents, on devenait pour la première fois un peu adulte, on perdait alors d’un seul coup beaucoup d’illusions, mais on savait qu’il y avait Shostakovich et que c’était, que cela allait être pour la suite de l’existence très important). Il fallait Asmik Grigorian, dont on déjà longuement parlé à propos de la musique de Rachmaninov (https://poezibao.typepad.com/muzibao/2022/04/note-découte-rachmaninov-dissonance-asmik-grigorian-soprano-lukas-geniusas-piano.html) pour faire frémir l’angoisse des poèmes choisis par Shostakovich. Et puis Mikko Frank, moins disert que Haintink, sobre, qui s’est mis, avec une exactitude remarquable au niveau de cette musique, parvient à nouer, c’est le cas de le dire, la profondeur de la voix de la mort, celle de Matthias Goerne, avec l’angoisse et ses frayeurs dans celle de Asmik Grigoran. C’est ainsi qu’un disque devient un chef-d’œuvre honorant un chef-d’œuvre.
Avec celles de Dimitri Chostakovitch, ici orthographié Shostakovich par l’éditeur du disque, on est très loin de la norme des neuf (9) symphonies requises depuis celles de Beethoven. Y contrevenir s’exposait à la malédiction : Bruckner en est resté là, à la IX°, ne l’achevant pas, on ne sait pour quelle raison, de superstition objective peut-être, ou bien malgré lui, pas uniquement à cause de l’imminence de la mort, en levant la plume au moment d’être avec effroi touché par un interdit en quelque sorte divin ; Mahler a tenté de dépasser le chiffre fatidique, en rusant avec Le Chant de la Terre, puis en composant la X° Symphonie, qu’on ne connaît pourtant en très grande partie que grâce aux mains d’un autre.
Weinberg et Shostakovitch, quant à eux, auront transgressé. Mais il s’agissait d’une tout autre musique ! O l’appellera, faute de mieux ou par habitude professionnelle, la musique de la finitude. Pour être plus précis, une finitude qui s’ouvre en elle-même, et non pas à autre chose, à un dehors ou un ailleurs. Elle se tient au bord d’un infini immanent, ce gouffre de la finitude, presque obscène avouerons-nous, que nous devinons si souvent et un peu partout dans les ricanements, les sarcasmes et les tensions parfois à la limite du supportable de la musique de Shostakovitch. Staline lui-même, s’érigeant en critique musical anonyme de la Pravda, ne s’y était pas trompé lors de la création de l’opéra de Lady Macbeth de Mtensk, puisque c’est lui qui introduisit les qualificatifs qu’on vient d’énoncer, mais en ne percevant rien de leur sens réel voulu par Shostakovitch.
Dans cet ordre d’idées, on accordera au moins que les symphonies de Mahler ouvraient encore sur une sorte d’au-delà, malgré l’Abschied (l’Adieu) de das Lied von der Erde, dans le final sans véritable fin, sinon une sorte de glissement dans l’inconnu justement, de la IX° Symphonie ; de même et bien plus explicitement, la IX°, celle de Bruckner, dédiée au « Bon Dieu », fait de la musique le transport supérieur de la foi.
Les symphonies de Shostakovitch, en revanche, « parlent », dit-on, de la guerre, de victoires et de victimes, c’est en effet ce que l’on retient, mais c’est d’abord de la mort que la musique provient et à laquelle elle retourne. Et c’est même dit, en paroles, dans cette XIV° symphonie, dont on peut se demander en quoi elle est encore une « symphonie », de surcroît privée de bon nombre de pupitres (vents, bois…), les paroles des poèmes de Lorca, Apollinaire, Wilhelm Küchelbecker et pour finir Rilke. La mort, ses visages, son effroi, sa puissance… L’irrémédiable par conséquent, ou bien l’indépassable, pas même l’absurdité qui est encore un mot prononcé depuis la rive des vivants, mais la factualité et la brutalité qui sont celles de toute limite rencontrée. Le scandale en somme contre lequel même l’athée se révolte, et la musique que l’on entend provient des nerfs d’un athée. La mort provoque en chacun, à l’entourage du mourant, une hébétude que l’on cherche en effet à étouffer, en raison de son caractère insupportable, par quelques mots de consolation, affreuse en vérité de fausseté, d’illusion et d’hypocrisie, pris çà et là dans les textes religieux. Rien de cela pour Shostakovitch, seulement quelques poèmes et puis, l’hébétude repoussée au plus loin, cette musique, celle de la résonance de la mort, avec son tocsin, l’ensemble s’achevant, épuisé, par La mort du poète lui-même de Rainer Maria Rilke !
À ce constat et à cet état déclaré, de désespoir de la musique qui n’ouvre plus sur rien, on peut ajouter, afin de préciser les choses, deux autres traits : d’une part, et c’est finalement assez nouveau en 1969, l’année de la création de cette symphonie au regard de l’histoire de la musique en Occident et surtout de son élan depuis Monteverdi et ses Vêpres, Palestrina, Schütz, et bien sûr Bach, la musique semble avoir bifurqué en se déployant en effet depuis l’athéisme et comme au long de lui et de ses conséquences ; d’autre part, la question n’étant pas naïve du tout et ne rejoignant pas ce qu’on a pu expérimenter dans la peinture depuis un siècle et demi, également dans la poésie et la littérature, on doit se demander, dans ce contexte, quel rapport la musique devrait encore nécessairement avoir à faire avec la beauté, à la condition bien sûr de considérer dans cette dernière non pas un critère objectif, de part en part arbitraire et finalement comme au demeurant principiellement inconsistant et comme on l’a laissé entendre, faux, mais la transfiguration de l’existence qu’inévitablement la musique opère, au-delà de l’expérience purement sensorielle, perceptive et intellectuelle. Certes, Rilke lui-même ouvrait la beauté au « terrible », dont elle formait la limite, celle du « commencement ». Or ça n’est plus le cas dans la musique de Shostakovitch, « terrible » à vrai dire, c’est même ce qui la qualifierait (il suffit de se référer au début de la VIII° Symphonie, du deuxième mouvement de la X°, ou au préalable de la V°, et bien sûr à la XIII° Babi Yar…, sans même parler de la plupart des quatuors à cordes qui font froid dans le dos, qui semblent mettre le doigt et coucher l’oreille sur l’article de la mort. Cette musique est sans conteste celle de la finitude, de la fermeture et de la clôture dont les portes résonnent et n’ouvrent que sur un silence qui fait sa substance (la fin ppp de l’incroyable et géniale IV° symphonie, dont Pierre Boulez, puis ses sectateurs dont René Leibowitz s’érigeant en juge de l’histoire de la musique, affirmait qu’une œuvre de ce genre « ne comptait pas » et ne possédait « aucune importance ». À l’inverse, l’histoire de la musique a déjà commencé à juger : Shostakovitch et Weinberg, sans même parler de Sibelius qui fut pareillement voué aux gémonies et considéré par le même Boulez « comme le plus mauvais compositeur du siècle » sont quant à eux d’immenses musiciens).
Le plus étrange à cet égard tient à ce que cette musique de Shostakovich, qui nous renvoie au plus sombre et si mince fil de l’existence, aux tragédie passées et à venir de l’Histoire, dont la vérité première est de les répéter sans fin, s’équivalant ainsi à l’insistance brutale de la mort, soit en effet une musique, quelque chose qui passe par une esthétisation, nécessairement. Si elle est audible, en tous les sens, matériel et moral, du terme, si elle se soutient comme musique, ce ne peut être que parce qu’elle échappe très paradoxalement au nihilisme pur et simple, à la vanité des choses, sans pour autant glisser en sous-main le trucage de la consolation, en développant certes une pensée, mais surtout en livrant à l’auditeur la palette de sa sensibilité, celle, à la portée de chacun, et c’est déjà si difficile, que l’on manifeste dans l’amour ou l’amitié. Et c’est cela le sens, qui n’a aucune signification, seulement celui d’être ce mouvement de respiration, de mise en forme sonore et de verbalisation, d’une existence qui témoigne d’elle-même.
© André Hirt
À l’écoute (Youtube), la XIV° Symphonie de Shostakovich présentée dans ce disque :
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