Voici un livre dont l’empan est on ne peut plus large, il va depuis la diaphora de la République de Platon, ce différend de la philosophie et de la poésie (le traitement, déviant pour le philosophe, de la vérité par l’image) jusqu’au statut post-moderne de la philosophie et de ce qu’on continue, faute de mieux, d’appeler « art ». Mais a-t-on vraiment jamais su ce qu’on entendait sous ce terme, la preuve en étant qu’il s’est historiquement fondu ou bien dans le divertissement ou bien dissous dans l’incompréhension radicale aux yeux et oreilles du commun. Dans cette avalanche d’effets, on peut discerner, au moins en partie, les raisons des tentatives d’accrocher l’art à un peuple (ainsi Wagner, puis les plus glorieux comme les pires de ses funestes successeurs, et aussi le communisme et la musique pour le peuple au nom du rejet des formalismes et de ses « tendances » bourgeoises…).
Mais de quoi s’agit-il dans ce regard étendu, depuis sa hauteur prise et rendu possible par une sorte distance ou d’éloignement qui possède la vertu d’atténuer la myopie et de rendre les choses visibles ? D’une forme, incontestablement de bruit et de fureur dans la pensée. Déjà le titre de l’ouvrage, L’Effraction esthétique, nous dépose avec l’ange Melencolia I de Dürer face à des débris, des éclats et des fragments, ceux de la subjectivité en morceaux, mais aussi de la philosophie elle-même, progressivement décrochée du théologique au cours des Temps modernes, et puis aussi de l’art, puisqu’il a touché à lui-même comme Mallarmé disait qu’il a été « touché au vers » (en a réchappé, et nous en sommes là, ou s’est pour ainsi dire sauvé et réfugié afin d’ouvrir d’autres voies « le désir insensé d’écrire » attribué à Rimbaud et à Villiers de l’Isle-Adam, et qui n’est pas sans rapport avec « l’effraction »).
Justement, « l’effraction ». La violence du terme, ses allures assumées par Marc Goldschmit de bandit et de voleur parce qu’il aura fallu, comme dans un régime politique trop fort, trouver une brèche par où faire passer d’autres voies et issues, recouvre en réalité une libération, qui n’est rien moins que celle de la pensée et de la création. L’effraction n’est que peu venue depuis l’intérieur de la philosophie (l’auteur ne le prend pas en compte, mais ce travail fut celui, par son côté incontestable, de Heidegger, travail sans lequel, sans doute, bon nombre d’auteurs considérés au cours de l’ouvrage n’auraient pas pu travailler aussi intensément ni même sans doute apparaître en l’état) puisque la philosophie dans son aspect le plus dur et institutionnel surtout résiste toujours, soit par le forçage conceptuel, soit en se coulant et se corrompant dans les facilités des conseils pour bien vivre), mais bien de l’art ou de ce que l’auteur nomme « esthétique ».
Ce que l’art a permis, ce fut en effet, de façon éclatante, on songe à Manet, à de Staël, à Stravinski, à Webern, et à bien d’autres, un dégagement de la pensée, une libération des horizons et des perspectives de visibilité. Avec eux, il a été pris acte qu’un monde bien dessiné et figuré s’est brisé (le mot ne cesse de connaître des variations dans l’ouvrage), mais des espaces se sont ouverts, si bien que l’ouvrage se garde de toute nostalgie et de toute manifestation de plainte ou de désolation, du moins sur le plan moral.
À la vérité, ce qu’on nomme « Moderne », et puis ses moments de délitement, qu’il s’agisse de sa « fin » ou de la « postmodernité », aura buté sur son propre épuisement en s’arrêtant, on a un peu oublié cela et l’ouvrage, au fond, se tient dans son embrasure, sur un seuil au-delà duquel l’effraction aura eu lieu. Si bien que ce n’est pas seulement l’espace de la pensée qui s’est modifié, distendu et approfondi, c’est également une temporalité toute nouvelle qui se trouve engagée, un peu comme parfois, dans l’existence, l’avenir se rouvre par la grâce d’un amour ou d’une guérison.
Sur ce seuil, quelque chose, disons un événement, selon Marc Goldschmit aura eu lieu : l’expérience bouleversante du sublime dans la Critique de la faculté de jugerde Kant, un sublime qui connaîtra aussitôt, chez Hegel très immédiatement, des tentatives d’obturation là où il déchirait la subjectivité dans ses représentations devenues impossibles comme dans sa nature, en l’interrogeant sur elle comme sur sa destination.
Car il ne faut pas s’y tromper : la question n’est pas que l’art ait marqué une bifurcation de la pensée par rapport à la philosophie, mais que le développement de ce que depuis Baumgarten, au XVIII° siècle, appelle « esthétique » correspond à la défiguration du sujet avec Kant, défiguration comme in-figuration, ce qui, au demeurant augurait du devenir de l’image peinte et de l’œuvre artistique en général. L’acquis, si l’on peut dire, de Kant, est que le sujet dans son flux temporel intérieur ne peut se représenter, si ce n’est en sortant de lui-même, de sa dimension intérieure, dans l’espace comme objectivité phénoménale. Partant, l’œuvre d’art avec Nietzsche ravit au sujet humain le statut de sujet, l’œuvre qui elle-même plonge dans des abîmes d’origine et dans le mythe, et, partant, dans la même infiguration.
Violences de part en part, violences croisées, histoires de défigurations, paysages de fragments, en somme fin du et des discours, philosophiques comme esthétiques, et, à l’inverse, développements souvent sauvages de ce que Marc Goldschmit appelle pour sa part « écriture » et dont il a fait son affaire philosophique, dont on constate l’intensité, l’insistance et la fécondité, surtout quant à la relecture de l’histoire, autant de la philosophie que de l’art. Et ce n’est pas pour rien que l’ouvrage remonte les marches de l’histoire, depuis la post-modernité de Lyotard, puis l’extrême modernité, surtout avec Derrida, pour regarder de près le constat de la modernité elle-même avec Benjamin et Adorno, en remontant enfin aux classiques modernes, ou modernes classiques que furent Kant et Nietzsche.
Bien sûr, la philosophie n’a eu de cesse de suturer l’art et la philosophie, alors qu’il s’agissait en sous-main de l’effectuer pour chacun des deux, et puis l’un sous l’effet de l’autre et enfin chacun à lui-même. Exemplairement, on le voit avec Hegel chez qui l’art est le premier moment de l’Esprit absolu, c’est-à-dire déjà chez lui, mais encore hors de lui à l’intérieur de lui-même. Passons sur les romantiques dont le geste fut de résorber les différences et les fuites de toutes parts dans un processus infini (c’est le seul point sur lequel il faudrait discuter, car s’il est vrai que l’exorbitation de Hölderlin par rapport aux romantiques est à l’évidence singulière et déviante, c’est-à-dire porteuse d’un avenir que nous n’avons pas encore vraiment rejoint, tout de même le romantisme d’Iéna commit la véritable et profonde effraction dans le Moderne, comme moderne et hyper-moderne, au point qu’il n’est pas du tout certain qu’on en ait tout à fait fini avec lui tellement il est, on le constate avec évidence à chaque lecture de L’Encyclopédie (ou le Brouillon général) de Novalis par exemple, gros d’avenir, non sans ressemblance avec les pointes les plus avancées de Walter Benjamin). Mais c’est bien d’infini qu’il s’agit, ou plutôt d’un infinir qui saisit autant la pensée que l’art et la pensée dans l’art. La résorption s’avère cependant impossible, qu’il s’agisse des éclats d’une figure improbable du sujet, de la vérité et surtout d’une continuité discursive qui n’est qu’imaginaire. La grande affaire de Marc Goldschmit est cette critique de l’imaginaire philosophique et artistique, surtout lorsqu’il se montre insistant, une imagination qui n’aura cessé de refouler le réel qui s’est progressivement historicisé jusqu’à nous comme à travers les formes de la pensée.
Et c’est alors la fiction, ou bien, sans le moindre paradoxe, ce qui est en vérité au plus près du réel qui importe dans le paysage de désolation abandonné par le discours. Le langage lui-même, surtout dans ses allures et formes purement conceptuelles a perdu l’assise d’une image, celle du sujet et du monde, de l’histoire et de la vérité.
Le livre de Marc Goldschmit en prend non seulement acte, mais il en réécrit en détails les péripéties tout en nous invitant à suivre des voies inédites et inouïes de la pensée à venir, en se souvenant que le différend était déjà premier et que la dissémination l’était tout autant. Le grand mérite de l’ouvrage est de ne marquer aucune nostalgie, pas davantage quelque réjouissance adolescente et facile, mais seulement une sérénité qui constitue la seule dimension réellement propre et consistante d’une pensée.
© André Hirt
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