Il est des sujets réputés être réservés à la maturité philosophique, on ne pourrait légitimement en traiter que parvenu à l’art consommé de raisonner par concept, ce qui ne peut sans contradiction être imputé à l’apprenti philosophe encore trop inexpérimenté, sans doute pas encore suffisamment sage ou proche de la sagesse pour oser sans ridicule ou outrecuidance toucher à ces choses-là. Ainsi en va-t-il exemplairement de la philosophie elle-même. Se demander ce qu’elle est en vérité exigerait qu’on ait atteint une sorte d’âge de raison philosophique. La maturité, autrement dit une pratique endurante et continue de la discipline, pourrait y suffire quand ce n’est pas le grand âge qui finalement serait le moment idéal pour enfin savoir de quoi il retourne avec le mot et la chose. L’oiseau de Minerve prend son envol au crépuscule et avec lui viendraient les réponses aux questions décisives. Peut-être en va-t-il de même avec l’existence, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une existence consacrée pour une bonne part à enseigner et à faire de la philosophie. L’existence est le sujet (mais justement n’est-ce pas ou pas seulement un « sujet », comme sans doute aussi la philosophie) du dernier livre de André Hirt, fidèle de longue date aux éditions Kimé. Même s’il en fut souvent question dans ses nombreux travaux, jamais jusqu’ici l’existence n’avait fait l’objet d’un ouvrage à part entière.
Plutôt que de donner une approche synthétique du livre, ce qui certes est possible et sans doute souhaitable, en s’attardant exclusivement au texte, à son écriture limpide et apaisée, aux « thèses » exposées comme à l’accoutumée avec rigueur et précision, on s’arrêtera principalement sur deux aspects d’Articulations de l’existence : la peinture qui figure en première de couverture et la table des matières. Deux aspects habituellement jugés non pas forcément secondaires mais plutôt seconds au regard de ce qui fait tout de même l’essentiel d’un livre de philosophie, à savoir son contenu argumentatif, sa teneur conceptuelle, ses percées thétiques. À cet égard, deux parerga pour inviter à la lecture d’une méditation sans concession, qui plus est réjouissante, une méditation portant sur ce à quoi personne n’échappe, car s’il est possible et trop souvent bien réel qu’on puisse passer à côté de la philosophie, il n’en va pas de même avec l’existence qui concerne à l’évidence chacun d’entre nous.
C’est devenu un réflexe de lecteur que d’aller d’abord à la table des matières, tout au moins lorsqu’il s’agit d’un ouvrage à visée dite « théorique ». On y découvre les grandes orientations qui ordonnent le travail, on se fait une première idée du genre de pensée qu’on s’apprête aborder, parfois on goûte quelque tournure d’expression qui font mouche et qui, ainsi, aiguise le désir d’en savoir davantage. Or quelque chose nous retient à la lecture de la « table des matières » qui ici nous occupe. C’est bien sûr une impression, quelque chose qui tient plus du sentiment que du jugement. On sait cependant que seul un exercice d’école marqué du sceau de l’abstraction la moins parlante s’évertue à distinguer les deux quand les penseurs les plus grands savent et montrent, comme Kant, que le jugement le plus sûr (non pas de lui mais de ce qui est à juger) entrelace sensibilité et rationalité pour donner ce qu’on appelle l’esprit. La table des matières donc, qui de prime abord semble relever d’un certain classicisme, s’avère, à y regarder de plus près, autrement plus singulière et comme travaillée par un baroquisme discret mais réel qui déjà nous met sur la voie spiralée de l’existence. L’élémentaire rigueur nécessairement doublée par la probité intellectuelle réclamait que l’auteur ne manquât pas un aspect nominal et surtout conceptuel de l’impossible sujet à traiter. Mission accomplie, assurément. Toutefois ce n’est pas là, on s’en doute, que passe le singulier qui pour ainsi dire fait irruption à la lecture d’une entrée comme Le poème en nous ; syntagme qu’on perçoit d’emblée lourd de sens et de toute une tradition philosophique et poétique qui jamais ne sépare le denken et le dichten, et que notre auteur pratique avec endurance. Ce qui ici arrête le lecteur, c’est que cet item intervient dès le premier chapitre d’Articulations de l’existence ; on se demande alors ce qui peut suivre, prolonger ou « relever » une pareille proposition quasiment inaugurale. Que dire d’autre de philosophiquement consistant après cela ? Comme on le formule de façon un peu triviale, n’a-t-on pas ainsi placé « la barre trop haut » ? La suite ne risque-t-elle pas, pour rester dans le trivial, de « retomber » comme le fameux soufflé sorti du four… ? Il n’en est rien. Et pourquoi ? Parce que l’auteur est suffisamment habile et subtil, retors peut-être, assurément malin pour pratiquer à merveille l’art de ménager ses effets ? Non point. Si tout le livre est si animé, autrement-dit si vivant, ce n’est pas, en tout cas pas seulement, parce que son auteur excelle dans la pratique solitaire de l’écriture et l’exercice tantôt âpre tantôt jubilatoire de penser hors obédiences, ce qui ne veut évidemment pas dire sans admirations ni créances.
Le souffle et donc le rythme du livre tient avant tout à la chose même. Chose et non pas objet qu’est l’existence dont André Hirt — prenant là une distance mesurée avec ce que rappelle l’étymologie et toute une filiation de penseurs éminents — montre qu’elle doit aussi se penser-et-s’éprouver comme un mouvement de retour à soi, une odyssée immobile et réflexive, une dynamique d’intériorisation au moins autant que d’extase ou d’échappée à soi. (On songe notamment ici aux pages surprenantes qu’il a consacrées à Descartes dans Le poème de la raison Descartes, chez Kimé en 2006, précisément lorsqu’il présente le cogito sous la figure de la « La Boule », le point d’Archimède cartésien s’expérimentant comme une mise en boule de soi. Le Je pense comme pelote de la subjectivité, enroulement du « moi » avec lui-même, étreinte métaphysique inouïe du retrait de soi dans cet « espace du dedans », comme dirait Henri Michaux, qui est aussi « un théâtre de colère, de refus, d’éloignement et de désengagement », p. 51.) Cette drôle de « chose », au sens d’abord de ce qui est en cause – et, il faut le seriner au besoin: la cause et la mise en cause de chacun d’entre nous, la seule finalement que personne ne peut plaider à notre place, en tout cas pour nous enfants de la modernité, la seule cause qui d’une certaine façon nous fait causa sui –, l’existence donc ne peut, sans sacrifier à quelque mensonge ou lâcheté d’abord à l’égard de celui qui veut « en écrire » avec elle – comme on dit qu’on « veut en découdre » dans certaines situations –, s’exposer de façon seulement académique, tant elle est justement cet excès menacé de fuir de toutes parts, tant elle n’est, comme le rappelait Michel de Montaigne, « qu’une éloise dans le cours infini d’une nuit éternelle » qu’il incombe à chacun à la fois de faire, de refaire et parfois de laisser faire. L’existence est ainsi tellement exorbitante et excentrique qu’aucun plan, aucune table des matières ne peut tenter de l’accueillir sans lui ménager quelque curiosité avec lesquelles il faut faire – ici : lire. Dans ces conditions, sans doute fallait-il oser poser une entrée elle-même exorbitante et en tous les sens excentrique dès le début du livre. De même qu’il fallait faire place à « Dieu », aux « pierres », aux « plantes » et aux « arbres » sans pour autant sacrifier à la tendance qui veut qu’on s’intéresse aux douceurs et aux cauchemars de l’actuelle écosphère (si bien sûr on traque ou courtise un lectorat peu regardant, peu lisant). On s’étonnera moins dès lors de lire un texte consacré à Hegel, l’architecture ou un autre à La claudication. Évidemment, il faut aussi faire sa part aux noms propres, et là aussi on ne peut minorer son étonnement. Sans exhaustivité, on fera plus que croiser Jacques Derrida, Robert Schumann, Goethe et Gilles Deleuze (ce dernier assez rare sous le clavier habituel de l’auteur), mais aussi un certain Robert Wyatt (pages bouleversantes exemptes de pathos) et une certaine Hélène Schjerfbeck (fascinante et déjà rencontrée dans un autre opus d’André Hirt à son œuvre consacrée, intitulé Ce rien que moi dur et glacial : Hélène Schjerfbeck, paru en 2012 aux éditions Encre Marine). La danse de toutes ces figures qui hantent le livre n’est pas macabre mais existentielle ; et la rapsodie des signatures et des « philosophèmes », si elle étonne (mais au fond, n’est-ce pas la moindre des choses s’agissant d’un livre de philosophie ?), ne désoriente pas pour autant. Que l’existence ne soit pas un long ou court, voire très court fleuve tranquille, chacun peut sans trop d’effort en convenir (comment ne pas avoir hic et nunc une pensée fraternelle et trempée dans la colère pour tous ces gosses qui présentement crèvent de peur et de mort sous les bombes, la faim et la maltraitance considérée comme arme de guerre ? Pour parler comme le Cioran des Cahiers : « quelle dégeulasserie ! ») ; mais l’existence n’est pas non plus un pur chaos, une mélasse rétive à toute forme et information. C’est précisément cette tension (non dialectisable au sens hégélien) et cette quête, cet arc tendu que doit être l’existence qui, comme dirait Winnicott « veut la peine d’être vécue », quand même est-on tenté d’ajouter, que la table des matières rend si sensible ; son côté un peu borgésien de livre « aux sentiers qui bifurquent » n’est pas une concession faite à certaines facilités éditoriales exclusivement motivées par les stratégies de séduction ayant désormais force de normes. Si une sorte de tremblé entre les énoncés directeurs de l’ouvrage est selon nous manifeste, la raison en est que c’est aussi l’existence qui s’écrit dans un tel livre ; évidemment pas, on l’a dit, l’existence en général mais l’existence d’un… existant. Ce qui n’a rien d’autistique dans la mesure où ce trajet – et l’existence n’est ni sujet ni objet mais bien trajet, voilà ce que Montaigne-polygraphe (comme Derrida a pu dire « Ulysse gramophone ») avait entre autres choses saisi – est nourri, habité, hanté disions-nous, par la fréquentation endurante de certaines œuvres au regard desquelles en général et de l’existence en particulier la distinction de salon (parisien-new-yorkais ?) entre high and low culture perd toute pertinence.
Cette impression qu’on peut aller jusqu’à qualifier « d’inquiétante étrangeté » de la « table des matières », on la retrouve ou la trouve en se donnant le temps de regarder les curieuse peinture au fond sépia qui donne un attrait évident à la première de couverture. La tentation d’essayer de la décrire et donc in fine de lui conférer une signification voire un sens ou du sens est inévitable. Il s’avère pourtant assez difficile, sauf « par provision », de lui appliquer, de lui imposer un jugement de type déterminant. Aux deux questions aussi métaphysiques que puériles qui demandent avec insistance « qu’est-ce que c’est ? » et « pourquoi ? », la première ne peut qu’être frustrée dans son désir de dé-terminer, de dé-finir, de fixer une fois pour toutes l’essence ou la quiddité. L’esquisse ou la promesse de forme semble inviter à voir un bouquet, une gerbe, quelque chose qui éclot, à moins qu’il ne s’agisse du mouvement inverse, celui du retour, de l’involution ou du repli-retrait. Or justement, étant donné qu’il s’agit davantage d’un mouvement de formation, de la recherche de forme(s) ou d’une forme qui se cherche, il est impossible, sauf projection narcissique, impudent forçage de l’image, manie incoercible, proprement névrotique, d’exiger une réponse à l’insistante présence/appel des signes (ce qui se diagnostique aussi « paranoïa »), il est interdit donc de nous arrêter sur telle ou telle signification ou raison (nihil est sine ratione… mot d’ordre pour une modernité paranoïde). Le caractère de la toile réalisée par l’auteur qui, toute « humilité vicieuse » mise à part, ne voudrait pas pour autant qu’on le dise (aussi) « peintre » ou «artiste », tant son admiration pensante et sensible, sentimentale peut-être aussi, à l’endroit des « artistes » est réelle et profonde, intérieure et intégrée (vertu de l’Innigkeit) – cette dunamis à l’œuvre dans l’image qui n’illustre rien du tout mais accompagne comme un ange, une ombre bienfaisante ou un revenant qui hésite au seuil de la vie, n’est pas une métaphore de l’existence avec sa fragilité, son conatus, ses tensions et ses résolutions toujours précaires, elle est plutôt une figure de l’existence, lointainement apparentée peut-être à l’ange de l’histoire de Klee médité par Walter Benjamin. Car l’existence c’est cela au fond : l’obstination a priori insensée, une sorte de rage joyeuse, L’effroi la joie disait René Char, qui vous pousse à vous élever un peu au-delà de votre médiocrité native pour, follement, toucher à la forme. Alors l’image est animée d’une respiration, le souffle de la vie, partant celui d’une âme, diastole/systole, souffle parfois court, parfois ample et souple comme une marche élégante et d’apparence si « naturelle », aussi bien et mieux une allure que toujours le difforme menace et que l’informe finira d’engloutir tout à fait. Cette image chercherait ainsi à nous rendre sensible non pas tellement à la forme arrêtée, conquise, la forme devenue (quelle horreur!) notre propriété, mais bien davantage au conatus de la formation, le work in progress qui mobilise autant le travail et le désir de l’œuvre que la conscience aiguë d’un désoeuvrement irréductible, d’où cette impression de constellation ou d’effet-archipel qui inquiète l’image tout en lui conférant paradoxalement sa consistance dans une sorte de coalescence suspendue. Dans un tout autre contexte graphique, Jean-Christophe Bailly trouve dans L’Ineffacé (Éditions de l’IMEC, 2016, p. 47.) les mots justes, le phrasé exact, pour dire cet « absolu de la signifiance, comme la preuve frêle et bouleversante de la singularité de tout tracé et, à travers lui, de toute existence. » Mais, on le sait aussi, « l’avenir dure longtemps », et le livre de André Hirt nous aide à parfaire l’amour et l’espérance sans lesquels il n’y plus que la vie nue sans l’existence et ses tours de formes. De ce point de vue, l’image qui ouvre l’objet-livre serait comme le schème coloré, discrètement mélancolique, de ce qu’est exister.
Nous revient en mémoire, pour finir, un livre de philosophie comme on en fait plus guère, dans une édition elle-même surannée avec son charme spécifique, ce livre fut écrit par Jean Hyppolite, il a pour titre Logique et existence, on peut encore le trouver dans sa réédition aux PUF, en 1991, dans l’austère collection « Épiméthée ». Si l’on remplace la conjonction de coordination, ce petit « et » qu’affectionnait tant Gilles Deleuze, par la préposition « de », on commence à s’approcher de ce que nous essayons de dire ici. Les anomalies de « table des matières » et les battements de formes de l’image, comme tel oiseau frêle qui pourtant prend son envol, ne sont pas à proprement parler des monstruosités, juste des signes qui indiquent que quelque chose arrive enfin à l’écriture et à la lecture avec Articulation de l’existence, dont les arts mineurs ou majeurs constituent la seule logique qui mérite d’être vécue.
© Olivier Koettlitz
Olivier Koettlitz est philosophe. Il a publié Comprendre Bataille, Max Milo, 2017.
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