Face à cette inflation toujours actuelle du désir de pureté, de purification, religieuse, écologique – la même – les pratiques de jeûnes, etc. tentons une apologie de l’impur, une apologie du vivant. De ce trou médian dont nous naissons, de ce trou entre, de ce trou-antre où tout petit œdipien dont il est sorti cherche à retourner, naissant enfant couvert de merde, d’urine, de lymphe, bref confronté à ce qu’on méprise comme déchets ou déjections qui sont essentiellement ce que nous sommes, il faut comprendre que ce qui sort de nous est bien nous, et quoi qu’on en dise on n’y échappera pas. L’éloge de l’ombre nous l’avait déjà fait comprendre, l’éloge du flou doit aussi être chanté. Ne naissons-nous pas aveugles avant que peu à peu la vue se désembue ? Le flou est premier, des Nymphéas à Sugimoto parmi tant d’autres, et les Richter aussi, on découvre combien ce qu’on nomme la vue « nette » est un accident du flou, et que la norme n’est qu’une norme abstraite, physique, mathématique voire statistique pour fixer ce que l’on « doit voir », oubliant que l’essentiel est ce qu’on voit simplement.
Comme le désir pur est l’illusion bien-pensante de philosophes en mal de perfection, l’eau pure, des scientifiques en laboratoire, désir et eau sont par essence impures, c’est-à-dire troubles, troublées par la présence de la vie qui n’est que matière se modelant, se modulant sous des formes infinies de création toujours renouvelées telle la mer et ses « idoles du soleil ». Être vivant c’est être troublé par l’apparition du monde, de l’autre, du toujours le même toujours renouvelé pourtant, car le clin d’œil change la perspective, l’humeur, le sentiment, la sensation et le corps affecté s’affecte un peu plus et bascule peu à peu dans l’à-peu-près du vivre, hors de toute norme, où comme disait maladroitement Freud psyché et soma se rencontrent, se côtoient, interagissent, pensait-il ? et si tout cela n’avait aucun sens ? psyché c’est soma et réciproquement. Pas de dualisme incongru. Relire Spinoza et se répéter qu’on ne sait toujours pas la puissance du corps.
Voyant trouble, voyant flou, voyant cependant, Rimbaud ne le refuserait pas. Pourquoi redresser les images si elles frémissent, se diluent se fracassent deviennent évanescentes avant de se reformer en mille et une illuminations ? Voire flou car l’univers est flou, ce qui nous entoure l’est, l’impureté étant reine. S’en réjouir et s’y lover aussi en elle. « Là où ça sent la merde, ça sent l’être », vaticinait Artaud au plus fort de son délire qui n’avait rien d’un de-lira (sauf à sortir du sillon tracé par la normalité), mais qui ouvrait son propre sillon sa propre trace, de ce navire, bateau toujours ivre, ivre de vie, de nouveauté : « ô que ma quille éclate, ô que j’aille à la mer », lui l’homme prémonitoire qui finira amputé et ainsi encore vivant.
Toutes les religions, et comment en serait-il autrement, font l’éloge de la pureté comme but suprême. « Si tu manges ma chair, et bois mon sang » tu n’auras plus jamais faim ni soif, ainsi tu ne déféqueras plus, n’urineras plus, ton corps sera glorieux !!! Quel bonheur au contraire que d’avoir toujours soif et faim, de se sentir ainsi jamais satis-fait, de reconnaitre que le satis est mortifère, que tout commence ou recommence et que nous ne serons jamais comblé, repu, que l’avenir est encore à venir et que la surprise d’être ne nous quittera pas jusqu’au moment où totalement dés-altéré il sera tant de boire le calice jusqu’à la lie, cette trace au fond de la bouteille vide… Réjouis-toi ce calice fut parfois si doux, et la lie nous ne la redoutons pas. Les danaïdes, leur punition, ne pas connaître la lie. Châtiment des dieux, toujours les mêmes. Heureusement Orphée parfois chantait et à ce moment les supplices prenaient fin. Orphée et sa musique, en l’écoutant voilà pourquoi nous en sommes « troublés ».
© Jacques Neyme


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