(i. m. Vincent Nordon)
Un jour de grande adolescence je me rappelle être simultanément devenu berliozien et mahlérien. Réminiscence de cela à l’Oberlaa, café de Vienne dont les tables ne sont pas prisées pour le défilé des calèches de chevaux racés, disciplinés, aux robes blanche, crème ou noire, mais plutôt pour ses cafés et ses variétés de pâtisseries dont aucune miette ne dépasse. Cette halte revigorante fait office de parapluie ouvert contre les quelques gouttes d’eau qui laveraient la fatigue auditive du périple : c’est qu’il faut s’affranchir du bruit de la ville – du reste, pas plus à Vienne qu’ailleurs – ronflements de moteurs, musiquettes, bourdonnements des groupes de touristes, sabots qui claquent (eh oui !), afin de précipiter toute sa mémoire auditive.
Ecoute de ladite Fantastique de l’un, de l’autre, la 4ème sans surnom retenu (parce qu’elle n’a pas le grandiose des trois premières ? parce qu’elle fut un échec lors de sa création munichoise en 1901 ?) : deux bras d’un fleuve accompagnant le théâtre entier de la nature et de l’être. Berlioz Hector puis Mahler Gustav – ce que l’un doit à l’autre, ce que les Alpes apportent aux Abruzzes, et vice-versa, ce qu’il y a à porter et qu’on ne peut que musicalement porter haut. Nerveux, tous les deux, de l’aube jusqu’au soir demi-lune sans cédille. Et homme-orchestre, l’un comme l’autre.
Des champs, des vaches au dehors, ruminantes, une Nature toujours-déjà, nature-mère-première, une Nature toujours-là, avec du vent balayant la perte de vue des pâturages, des terrains boisés, des collines lumineuses, un orchestre avec des bois et des vents souvent dominants se sur-imprimant sur les portées musicales. Une nature de près de deux siècles qui boussole la mesure, qui prodigue, je l’entends, un refuge, un sentiment réel de cosmos, un paravent contre le monde de douleurs qui veut se faire toujours un peu plus insistant. J’entends les idées fixes qui rampent sous les chuintements des rapaces, la sève qui innerve l’effectif orchestral comme pour en apaiser de vieux bobos articulaires. Assurément saine et volubile cette boîte atmosphérique qu’ont successivement habitée Berlioz puis Mahler, si éloignée de celle, altérée et plus que réduite à peau de chagrin, que nous connaissons en notre siècle, bref ce qui au dix-neuvième siècle n’était pas que taches forestières, qui comptait des clairières encore dignes de ce nom, à couleur changeante, et dont la lumière (jusqu’à son e muet) pouvait circuler dans tous les pupitres de l’orchestre.
Intersection des choix (prudents ou non, possibles ou non), accords et hauteurs qui brûlent sous les yeux, les cloches des vaches et des villages remontent le versant, et les grelots de traîneau dans l’exquis moisi de l’air d’automne, avant qu’ils ne s’empressent sur le chemin du bercail, selon l’allègre débit des cours d’eau, des ergots d’ombres. Les proportions du ciel orageux de loin, sans explosante massive incontrôlée aux cuivres, les arpents tapissés d’hélichryses, dites « immortelles d’Italie » (aux vertus veinotoniques), le ras coloré des floraisons – pavots, bleuets, gentianes, sorbier – ou bien de la vie en tout genre qui s’élance à perdre haleine dans le tutti des violons vers ses rendez-vous parfaitement inconnus.
Mahler & Berlioz : l’intense capacité d’aimer qui émane de leurs musiques, les lignes de désir croissant qui traduisent musicalement ce vers quoi ils s’efforcent l’un et l’autre. Une idylle, un bal, crincrin ce rondo de rondes, de danses des allures plutôt que des allures dansantes, ou bien même, en seconde intention, de valses. Pour l’un comme pour l’autre, qui d’Alma ou d’Harriet fut davantage une muse qu’un colis piégé ? Oublions et passons. L’ultra-raffinement mahlérien, les convulsions de joie chez Berlioz, guidées Allegro agitato e appassionato assai sur le côté soleil du coteau.
Durchführung chez Mahler ou marche qui parfois mène au supplice chez Berlioz – témoignent du feu ardent qu’ils ont au cœur autant que dans l’esprit. Berlioz porte son arsenal technique sur les épaules, pour esquisser, épaissir, puis flouter les lignes de fuite musicales, il parie gros et quasi systématiquement sur une mise en abîme. Mahler, quant à lui, cisèle avec une précision d’horloger les débordements d’énergie, construit une mise en relief de petits tableaux détaillés à l’extrême, dans lesquels l’instrument soliste ou le pupitre élu devient un stimulus pour ses voisins d’orchestre. Les restes de vent cabrés dans les feuillages jamais n’empêchent les élans renouvelés de la musique. Un motif isolé est une solitude, ou lointaine, ou proche, ou médiane, toujours précaire, et qui nous frôle dirait-on délicatement l’oreille, le bras presque, pour laisser entendre que nous pouvons la rejoindre si tel est notre désir.
Les déploiements anxieux et joyeux ont tous les honneurs du jour. Les piqués des faucons pèlerins à la flûte traversière, ce qui se raccorde, se fond-s’enchaîne, ce qui se transforme perpétuellement en fraîcheurs ou en transpirations. À chaque réécoute, mes très Chers, votre génie est une lame de fond parfaitement inattendue, qui surprend en conséquence, qui emporte et fait retourner au néant. Dans votre parfaite science-conscience de l’orchestration, bagages en tête qui fourmillent de mille idées instantanées, vous êtes sans nul doute les plus brillants savants de l’orchestre de votre génération respective, vous qui n’avez jamais souhaité vous reposer sur les positions que votre musique a acquises, tournés l’un comme l’autre vers le temps d’avance que vous aviez sur vos comparses : si peu de paires d’oreilles en votre siècle furent suffisamment mûres pour brûler, votre Temps est enfin advenu.
© Mathieu Nuss
Image : le disque incomparable de Janet Baker et John Barbirolli dans Mahler-Berlioz.
À l’écoute : Janet baker chante Ich bin der Welt abhanden gekommen (dir. John Barbirolli) : (Youtube) https://www.youtube.com/watch?v=20YsQ2-B7sM
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