D’un silence à l’autre
Une difficulté, une expérience d’abord et avant tout, un suspens qui dure tout le temps de la musique.
Quand, comment une musique, et à chaque fois la musique, commence-t-elle ? Et aussi, ou plutôt, où commence-t-elle ? Dans quel lieu vient-elle à nous, nous fait-elle nous retourner, et aller vers elle ? Certes, avant, il y a le temps, il y avait toujours déjà le temps. Mais la musique, ce bout de temps comme il existe un petit pan de mur jeune, donc d’espace, d’où vient-elle ? C’est en réalité parfois, souvent, ici, là-bas, toujours autrement. Et même à Vienne, en principe son lieu par excellence, elle la mal-aimée, devenue ensuite si laide, occupée par la bête immonde, puis élaborant son kitsch et, à présent, quoi qu’on dise, à nouveau intéressante car si contradictoire, cher Guillaume Belhomme, mais on avait bien compris et on était d’accord.
Et puis, comment écouter une musique ? Il y a des concerts, certains s’y rendent, on croit saisir pourquoi, Glenn Gould a tout dit à ce sujet. Bien sûr, il y a Celibidache qui parvient, Edward Saïd l’écrit dans un texte non traduit en français, à faire d’un morceau de quarante minutes une cérémonie qui dure plus d’une heure trente… Depuis le fond en abyme de la musique vient quelque chose d’autre, une altérité, on ne sait vraiment pas quoi, un ton, une voix, à la fois étrangère et si proche qui nous assigne à la solitude. Comme dans toutes les grandes paraboles, chez Kafka par exemple, c’est seulement à moi que l’adresse est faite.
On ne peut qu’être attiré par les ouvrages publiés par les éditions Chemin de ronde. On se réjouit du soin mis à la présentation, à la couverture, celle-ci étant en l’occurrence un montage très réussi de l’auteur lui-même. Et c’est ainsi, la surprise étant qu’il n’y a là aucun fétichisme, qu’on entre dans les livres. Par le passé, on en faisait couramment l’expérience alors qu’à présent on ne le sait plus vraiment, car chacune des grandes maisons d’édition avait sa présentation, ce qu’on n’appelait pas encore, on ne s’y fait pas, son design (la paresse fait qu’on n’a toujours pas trouvé de mot adéquat, la paresse, celle de la pensée), son odeur (ainsi celle des Pléiades, qui s’est un peu perdue malgré le cuir, celle du Livre de Poche, l’ancien seulement, au point qu’on rachète encore aujourd’hui des volumes pour faire renaître, intensifier, et cela fonctionne, le souvenir). Le livre écrit par Guillaume Belhomme et édité par les soins de Christian Tarting dans la collection « Strette » est à tous égards, quant au contenu, à la mesure de sa forme.
Toutefois, les ouvrages dont on vient de parler ne se prêtent pas au seul souvenir. Car les beaux livres font aussitôt, au contraire des autres, entrer dans un « monde » et en l’occurrence dans une trame existentielle autour de ce « morceau », faut-il vraiment dire les choses ainsi ?, de Morton Feldman, pour piano seul, datant de 1985, intitulé For Bunita Marcus (il s’agit d’une élève du compositeur), d’une durée approximative de 73 mn, selon les interprètes, ici par Hildegard Kleeb, manifestement incomparable, mais un interprète est également comme un livre, il rayonne, il produit son cercle, son environnement et son monde, chaque interprète possédant une apparence, produisant une image mentale avec ses couleurs et son odeur. La musique, à l’écoute la plus diversifiée et contextualisée, devient ainsi avec Morton Feldman et en particulier avec cette pièce, une expérience, existentielle est-il besoin de le préciser.
Et c’est dans une course, plus qu’une promenade que nous sommes emportés par ce livre, un voyage rapide, à travers le monde, par les lieux évidemment et aussi par les références aux écrivains, aux peintres. La vitesse joue son rôle, la lenteur aussi, ces deux régimes de l’attention et dans leur intensité et leur profondeur de la pensée. Guillaume Belhomme voyage en effet, écoute. La pièce de Morton Feldman se modifie au contact de chaque lieu. Sa longueur se concentre même en certains moments. Les couleurs changent, la musique apparaît et disparaît (c’est un leitmotiv, et Francis Ponge est cité : « La musique est un disparaître », ce dernier verbe étant à prendre en son sens le plus aigu et strict), et c’est de fait l’expérience à laquelle une œuvre musicale nous soumet dès lors qu’elle a pénétré en vous (ce qui s’oppose à toute forme de goût et de choix subjectif). Et c’est du moins, on s’en convainc, la dimension la plus importante que cette œuvre a prise. À l’image de l’interprétation de Hildegard Kleeb, exécuter et d’abord écrire, puis écouter la musique en prenant en compte l’épaisseur de silence qui est la sienne, voilà la signature de Morton Feldman.
Auditeur, on s’entend à son tour, enchaînant sur les écoutes et les écritures poétiques de Guillaume Belhomme, répéter et prononcer des formulations comme « temps pictural », « musique de surface », et envisager sa profondeur comme la lenteur décisive pour la musique. Ce livre nous convainc définitivement sur cet aspect des choses, après le dernier Bernstein et Celibidache – car pourquoi la lenteur si ce n’est, en paraphrasant Nicolas de Staël à propos de sa peinture et tous les efforts qu’il produisait pour qu’on la voie, pour qu’on l’entende ! Il en va de même pour la surface : que serait une profondeur qui ne serait pas étalée, ou, on se permet ce mot intéressant, diffusé ? Le vers d’oreille, car le morceau de Morton Feldman est décidément cela, ein Ohrwurm, est une profondeur qui se fait surface, donc énigme, et c’est précisément cela la musique.
Le temps lui-même acquiert des aspects pour le moins étranges. Lorsqu’il passe dans l’espace, il se picturalise et nous y assistons « se faisant », l’œuvre est en effet en train de se composer et ne cesse, si l’on peut dire, de s’inachever (ainsi le temps se noue autour de la projection de la peinture sur la toile).
On l’a décidément bien compris : « …ce n’est pas un art que Morton Feldman joue, mais une existence ». Et comme l’existence, la musique se joue ! L’écouter est en réalité comme en vérité un rituel, que le livre de Guillaume Belhomme effectue, du silence au silence, la musique n’étant que l’épaisseur en degrés de ses variations.
© André Hirt
À l’écoute (Youtube), Morton Feldman, For Bunia Marcus, par Hildegard Kleeb (en partie) :
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