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Musique, Littérature, Arts et Philosophie

 Le Monde de Bach, par Gilles Cantagrel, éditions Fugue, 2023.

par | 24/10/2023 | Classique, Musique

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

On ose à peine, en réalité pas du tout, ajouter quoi que ce soit à l’éblouissante érudition de Gilles Cantagrel concernant Bach. Mais on souhaite rendre hommage aux émissions de radio dans les années 70 et 80 du siècle dernier (quel temps béni !) qui permirent au jeune adolescent, puis étudiant, d’être sereinement solitaire au sein de la famille et de la scolarité, les deux si infiniment pesantes et cruelles,  devant son transistor (un « objet transitionnel » en vérité !), d’écouter Bach au lieu d’aller en boite, ainsi qu’on disait, de découvrir les Variations Goldberg, mais avec un penchant immédiat pour la première puis la seconde version alors disponibles de Glenn Gould auxquelles il est resté fidèle (il y a très vite ajouté Maria Tipo), L’Art de la fugue, et surtout la Passion selon Saint-Matthieu, dans la version d’Otto Klemperer, et les Cantates dans cette édition vinyle de couleur marron, inoubliable, pour laquelle il fallait beaucoup économiser, des coffrets qui contenaient les partitions (impensable aujourd’hui !), par l’austère Gustav Leonhardt (on se souvient en particulier des BWV 27, 34 et 41). Bach et le salut, rien que cela. Le mot est sans doute trop fort, mais on dira qu’il a proposé et ouvert une issue à l’existence. Et puis il y eut la joie, découverte avec Dino Lipatti, puis Wilhelm Kempf.  « Que ma joie demeure ! », en effet, mais très vite on n’y croyait déjà plus trop. Avec le recul et l’âge, cela ne fait rien. Car il y a bien, toute réflexion faite et grâce à l’expérience acquise, la joie (mais est-ce bien le mot adéquat, même dans les ouvrages de Bach qui la mentionne ? plutôt, peut-être, une forme de sérénité gravement conquise…), celle que porte sa musique, pour nous, en dehors du religieux et surtout des religions, auxquelles, Dieu merci, il est aujourd’hui comme toujours, et plus que jamais, impératif de ne rien concéder. On veut dire que la musique, que ce monde de la musique de Bach, et non pas le monde, le beau monde autour de lui, n’est quant à elle pas une illusion, ni d’ailleurs quelque opium (ce que néanmoins elle fut occasionnellement dans son instrumentalisation religieuse et politique). On dira que cette musique, exemplairement, a permis de vivre, de le faire mieux, en levant énergie et enthousiasme (Ô Ewiges Feure, ô Ursprung der Liebe, Cantate BWV 34), en faisant penser aussi. Et qu’ajouter d’autre si ce n’est ceci, qui paraîtra incongru, mais tant pis, qu’un silence est donc possible, une austérité sûrement pas, de celle qu’on ressent jusqu’au malaise et la perte des repères spatiaux, comme un vertige devant le vide cette fois, un silence en revanche qui permet la musique, qui en est la réelle et véritable autorisation.

Comme le métier de professeur, qu’on a tant à cœur, il en existe d’autres de passeurs. La radio et Gilles Cantagrel furent de ceux-ci. On ne les remerciera jamais assez et eux-mêmes ne prennent sans doute pas la mesure de leur importance pour bon nombre de personnes, on peut en être certain, et c’est la raison pour laquelle on a voulu en faire mention ici, avec toutefois cette brusque chute  de l’humeur, à l’instant, qui fait état de la disparition de ces passeurs, non qu’ils n’existent plus, mais les media comme les institutions ne permettent plus leur exercice.

Il reste Bach, « le monde de Bach », et c’est l’essentiel. Pour paraphraser le judaïsme à propos de la Bible, tant qu’il restera quelqu’un pour écouter Bach, tout n’est pas encore totalement fichu (Alles ist noch nicht hin, pour contredire la chanson allemande qui aura servi en musique à Mahler et Schoenberg, Ô du lieber Augustin).

Cela signifie que le monde musical de Bach possède cette générosité de nous y inclure. Le livre qu’on a sous les yeux et qui porte le beau titre qu’on a dit nous enveloppe au point qu’on ajoute à le lire une entrée, parce qu’on en devient une soi-même, comme virtuellement le premier venu.

De quoi est fait ce monde de Bach ?

Indéniablement, Bach avait un monde et plus certainement encore il possédait son monde, ce qui en soi ne revient pas du tout au même. Qu’il y ait un monde, ce qu’on dit être le monde, allait pour Bach comme pour tout le monde de soi. Le monde est couramment conçu comme ce dans quoi, l’espace et le temps très limité, on vit et existe. Ce monde est objectif et délimité. Pour parler au passé, il était pour chacun plus ou moins (surtout moins) délimité : le village, la région, le pays si par chance on avait le loisir de voyager.

Mais Bach avait aussi son monde. Considérons la Messe en si ou cette œuvre tardive que sont les Variations Goldberg : chacune pose, compose et développe son monde, de sa création jusqu’à sa conclusion. Et voici donc un monde, celui que Bach parcourt en pensée et qui pour lui, avec assurance, et pour nous encore, parfois, dans une forme à la fois d’idéalité et de nostalgie, possède une indéniable, disons irréfutable, existence.

Le monde était rejoint par ce monde intérieur qui en était le prolongement, à la fois la schématisation et la glorification dernière. Et ce qui, dans son fond, constituait l’objet de la louange était l’Ordre, avec majuscule pour désigner le principe de toute chose, ce geste de Dieu lorsqu’il qu’Il exprima son Fiat, que « cela soit ». L’Ordre : c’est le mot de la théologie, toutes formes confondues, et bien sûr, dans une immense élaboration théorique, ce dont parlent exemplairement, chacun à sa manière mais aussi de façon finalement équivalente, Malebranche et Leibniz. (On ne prononce pas le nom de Spinoza, qui pourtant ne parle que de cela, mais qui expose un système dans lequel la rationalité la plus rigoureuse, celle du « monde » – un terme que l’auteur de l’Éthique ne prononce pas au profit d’une substance infinie et éternelle, sachant que même le mot d’ « univers » n’est pas davantage employé –, dans lequel il n’existe aucun raison principielle, aucune création et aucune finalité, en quelque sorte un « monde » ordonné comme il ne peut en exister un autre, hyper-rationnel, mais sans le moindre sens. Et c’est ce qui rend la pensée de Spinoza si moderne. On se demande à nouveau, à cette occasion, ce que serait une musique correspondant à cette substance éternelle et infinie… Ce « monde » est sans image possible, quoi qu’on dise, sauf peut-être dans le prolongement de la lumière qui le traverse comme dans Vermeer, et sans musique audible, sauf peut-être dans la musique pourtant si catholique, dit-on un peu vite, les Messes mises à part, d’Anton Bruckner (ainsi, la IX° Symphonie est certes dédiée au « Bon Dieu », mais ne serait-ce que sa dimension cosmique excède la croyance religieuse et renvoie à l’infinité et l’éternité ; ainsi du moins peut-on l’entendre).  

Remarquable est dans Bach, au-delà de ce qui n’est pas réellement théologie, qui touche profondément même l’athée, est le suivi des paroles, et la composition purement instrumentale n’en constitue aucunement le contraire, mais une variation, l’absence totale d’idéologie (même Beethoven y céda un long moment avec Fidelio et la IX° Symphonie avant de se retirer de la lumière, lui qui était déjà atteint de surdité, pour trouver paix et sérénité, on l’entend tellement dans les dernières sonates pour piano, dans un amour simple de l’humain, loin de la colère qui est, il s’en est aperçu, n’en doutons pas, tout sauf une vertu et encore moins un vecteur politique estimable). Comment dire ? Loin de l’idéologie, Bach conserve toujours non pas une distance avec le contenu religieux, mais il l’accompagne et le commente, il en dégage une lecture, une vraie, comme devrait être toute lecture qui trouve à bouleverser l’idée que l’on se fait des choses. Bach n’expose pas Dieu, il ne parle pas davantage en son nom, bien au contraire il s’efforce d’en donner l’Idée, possible, par la musique.

Et voici donc que la musique n’est aucunement un doublon du monde comme le voudra plus tard le romantisme avec les théorisations de Schopenhauer, pas plus qu’un substitut du langage ainsi que le prétend une vieille tradition et un lieu commun, mais la recherche expressive d’un Ordre. D’une certaine manière, et cela fait indéniablement « monde », la musique de Bach met et remet les choses en ordre… Le propos, devenu un cliché, de Cioran selon lequel « Sans Bach, la théologie serait dépourvue d’objet, la Création fictive, le néant péremptoire. Si quelqu’un doit tout à Bach, c’est bien Dieu » (Syllogismes de l’amertume, in Œuvres, Quarto, Gallimard, p. 797), outre qu’il maintient malgré soi une séduction théologique, conserve une vérité indéniable, celle du tracé qu’opère la musique de Bach dont on a plus que l’impression qu’elle prend la mesure du monde, comme un de ses  grands explorateurs et, partant, en l’occurrence, le plus important des arpenteurs (écoutez le début de la Messe en si !).

« Chaque fois unique, le monde », à l’instar de l’expression de Jacques Derrida, « Chaque fois unique, la fin du monde ». On voudrait suggérer que Bach avait, comme chacun, son monde, n’en doutons pas sans aucun doute bien plus riche en représentations, mais la différence qui fut la sienne serait que ce monde intérieur, pour parler simplement, soulève littéralement le monde lui-même, en ce qu’il en exprime l’organisation et ce faisant le justifie à sa manière par cette théodicée que se révèle être la musique. Car avec Bach, et ce n’est en rien écraser ses prédécesseurs musiciens, la musique sort d’elle-même en faisant du monde ordonné son affaire, alors qu’on croit et déclare généralement le contraire lorsqu’on insiste sur sa dimension purement cérébrale, intellectuelle au sens péjoratif du terme.

Du reste, ce « Monde de Bach » que parcourt Gilles Cantagrel, est si riche qu’on doit effectivement prendre la mesure de ce qui est entré dans cette musique, donc ce qu’elle renferme, et qui n’est pas directement « musical », mais qui appartient aux innombrables lectures, à la connaissance de la Bible, à l’attention extrême portée au texte (on ajoute à cette façon très savante, subtile et à vrai dire sensible, de « musiquer » le langage). La musique, donc, sort d’elle-même et elle contient un monde, voilà l’opération de Bach. Pour le comprendre et plutôt l’entendre, il faut souligner que ce geste à la fois singulier et universel de superposition d’une pensée et du monde se finalise harmonieusement. Du moins est-ce ce qui apparaît et cela est vrai, pour Bach du moins et son temps, malgré les troubles qui le traversent. À quoi il faut impérativement ajouter que cette musique a remporté une victoire, et en cela c’est alors doublement qu’elle sort d’elle-même. Une victoire sur la catastrophe, peut-on dire. Et la catastrophe est celle de la Création elle-même.

En un mot, un peu effrayant même, tellement il se charge soudain d’une responsabilité inattendue (mais c’est cela la responsabilité !), la musique sauve du monde. Mais non par et dans l’illusion, dans l’imaginaire sûrement, comme une correction apportée au monde (elle dit voici comment le Créateur aurait pu rectifier son œuvre, plus harmonieusement, car la musique de Bach possède une telle puissance d’emportement qu’elle ne se retourne pas même en révolte, mais en bonté. Bach fumant la pipe, le soir, le sourire aux lèvres  (entrée Attentions et cadeaux 42)… De cette pipe sort une volute plus large que le monde, et qui le recompose dans une fugue cette fois-ci rigoureuse et parfaite. La musique de Bach est leibnizienne, à la différence du monde. Et c’est en ce sens que la fameuse phrase de Cioran peut trouver sa justification dernière. Une Musicodicée en somme en lieu et place d’une théodicée impossible.

On répliquera aussitôt qu’on opère ce disant un contresens concernant Bach. Mais on répondra que la musique s’est depuis longtemps échappée de ce monde-là, au sens empirique du terme, et de la religion qui lui conférait une structure verbale. Toutefois, le salut se faisant attendre, la musique en soutenait, au-delà de sa possibilité, l’unique réalité au titre de Création cette fois-ci accomplie dans la justice et la beauté. Et c’est bien cela que nous retenons, nous, parce que nous en sommes traversés et bouleversés d’émotion. Un transport a lieu. À l’écoute, nous changeons de monde. Celui-ci n’est pas transfiguré, mais cette musique, grâce à celui qu’elle porte et exprime, s’y substitue.

Le « monde » de Bach, jusque dans sa résonance musicale, contient beaucoup de violence. La vanité de toute chose se trouve exposée, comme dans le choral « Ach wie flüchtig, ach wie nichtig », une expression terrible qui glisse de la vanité au rien, jusqu’au néant (le choral en question fait l’objet d’une entrée importante dans l’ouvrage). Cela n’enlève rien à la richesse (quel autre terme employer pour dire non pas un amas de notes, de musique, une « struction », un terme qui désigne un amoncellement, mais une composition justement, une autre forme d’agencement ?) de cette musique dont une autre entrée fait état en montrant à quelle immense et grandiose postérité elle donna lieu, jusqu’à aujourd’hui où la notion d’intemporalité la caractérisant prend, très étrangement d’ailleurs, tout son sens.

Pourquoi « étrangement » ? C’est difficile, mais il est certain que saisir ce qui est bien plus qu’un aspect des choses, permettrait de comprendre une dimension essentielle de notre temps. On suggérera en esquisse de réponse, que l’Histoire a connu au cours des deux derniers siècles et avec une vitesse et une intensité prodigieuse ces trois dernières décennies une sorte d’effacement des croyances, non seulement religieuses (en Occident seulement, et là aussi seulement concernant l’élaboration de la civilisation, son art, sa science, sa philosophie, le reste du monde, comme on sait, ne partageant guère ce refoulement religieux, peut-être provisoire), mais également politiques. Le « grand soir » censé remplacer le salut ne donne plus lieu à aucun espoir (à tort ?, personne ne peut le soutenir) et aux perversions messianiques de tous bords, ce qui laisse cependant ouverte la porte d’une messianicité, s’il est possible de parler ainsi, que l’on peut découvrir dans les grandes percées effectuées par l’art occidental (Bach, surtout, Beethoven et Mahler).

Car on s’est avec Thomas Mann interrogé sur les fonctions malsaines de la musique, celles d’illusion, d’opium comparable aux religions, d’ambiguïté en tout cas, celle qu’on relève dans Wagner ainsi que dans les appropriations politiques. On peut à l’inverse soutenir que ces risques ne concernent pas la musique de Bach et encore moins la touche. À cet égard, elle forme un tout autre « monde ». Celui de l’amour (la belle entrée, fort bien formulée, car notez l’ordre de l’énumération, Amour humain, amour divin), celui de la musique dans la musique, à savoir l’instrumentale, qui, en se soustrayant au langage, et celui qu’utilisait Bach, le religieux, parvient à la musique qu’on nommera bien plus tard, « musique pure » ou « musique absolue », c’est-à-dire, là aussi, à une forme d’intemporalité. La musique se tient alors comme en suspension, à la façon de cette couche d’atmosphère qui permet de vivre sur la terre, cette Gaïa si mince et si cruciale. En effet, elle renverse l’ordre des choses : analogiquement, c’est donc la musique qui rend le monde respirable. Sans son « monde », ce n’est évidemment pas qu’aucun monde ne saurait exister, on voudrait seulement suggérer ceci, qu’un monde suppose une forme, un rythme, qui est la forme même, et que le monde présent, qui s’est démultiplié en plurivers, n’en est plus un, à savoir qu’il ne fait plus un.

On peut lire ce très bel ouvrage, à la fois synthétique et fouillé (une vraie gageure), en pénétrant dans sa pyramide, pour prendre l’image de la fin de Théodicée de Leibniz, par l’entrée de son choix, ou bien, comme on l’a fait dans un premier temps, dans l’ordre des entrées en scène et des apparitions (avec un faible très prononcé pour le portrait de Anna Amalia de Prusse qui, elle, aura tout compris du monde et de la musique de Bach, et à laquelle on pense présentement.

© André Hirt

Pour ceux qui ne connaîtraient toujours pas la version (1981) des Variations Goldbergde J.S. Bach par Glenn Gould (on pense aux jeunes gens, en espérant qu’il y en ait encore…) :

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