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Musique, Littérature, Arts et Philosophie

La musique de l’image éblouissante du Concert. 

par | 13/10/2023 | Arts, Concert, Musique, Peintures

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

À propos de Le Concert de Nicolas de Staël (1955).

Fin des applaudissements : l’espace vide, le temps évanoui de la musique, les bancs de spectateurs et d’auditeurs désertés. La scène demeure immobile : le fond rouge, le piano d’un côté, la contrebasse de l’autre, et au milieu sans doute des pupitres et des partitions.

Le tableau qui représente cela est colossal (350 x 600cm), le cadre est quasiment réaliste. Il est magnifiquement et scrupuleusement exposé ainsi au musée Picasso d’Antibes (dans une salle de concert en somme). C’est ainsi que je l’ai longuement regardé, assis sur un banc, un jour de fermeture du musée, seul avec lui.

Une peinture présente la musique avec son nom d’événement : Le Concert. Les deux arts se trouvent ainsi inclus, l’un se dégageant de l’autre, l’autre se rappelant de l’un. Une fois de plus, mais une bonne fois, on se demande en quoi consiste cette sortie de « soi » (de « soi », en effet, puisqu’une existence déjà exorbitée à l’égard d’elle-même en livre avec son âme, son esprit et son corps la réalité dans une forme sensible), ce qu’est une création artistique, ce pléonasme. On entend presque parler, sans que l’on puisse distinguer ni les mots ni la signification, seulement du sens, comme des directions et des tonalités qui aussitôt s’éveillent chez celui qui se présente devant les œuvres.

Une adresse, un chuchotement, comme une confidence, un cri, parfois tout cela ensemble… Il faut de toute façon se tourner et même, à cause de l’insistance mise par l’œuvre, se retourner. On est loin de « l’esthétique », cette appréciation monétaire et monnayable des œuvres d’art en plus de ne relever que du jugement de goût, un terme qui n’entre aucunement, de quelque façon que ce soit, dans le rapport à l’art. Une parole trouble, pourtant évidente, elle s’entend, se voit, se touche presque, se répète. N’importe quelle œuvre, quel que soit le genre, le mode artistique, tient d’une parole. Et l’on ne peut qu’être persuadé de l’interpellation qui provient du cœur de l’œuvre (un cœur qui s’y trouve toujours, là au coin du tableau, ici dans cet instant musical). C’est bien sûr l’artiste qui parle puisqu’il faut des mains pour peindre, écrire ou jouer la musique, pétrir une matière, mais il ne sait pas très bien ce qu’il dit, il assiste lui-même à ce qu’il dit. Cette parole sourde se fait ici entendre en parvenant à se figurer dans la musique. Et écouter de près, de très près cette musique (c’est toujours une très grande exigence), ce sera voir en retour l’image au cœur d’une peinture. Le Concert de Nicolas de Staël.

Le concert, justement, vient de s’achever. À l’évidence, quelque chose d’important a eu lieu. Peut-être aujourd’hui, ce soir, ou demain y aura-t-il à nouveau concert… On l’ignore. Mais l’article défini par lequel le peintre a titré son tableau (Le Concert) indique plutôt une unicité. Il doit s’agir d’un concert déterminé, et tellement particulier et marquant qu’il s’est élevé ici, dans l’espace, passant du temps à l’espace, à une image pour ainsi dire essentielle. Cela arrive et au demeurant n’est-ce pas ce que l’on attend de chaque concert, comme s’il fallait l’enregistrer et donc l’immortaliser ? Et puis il est vrai qu’un concert n’en remplace jamais un autre. Deux concerts, avec les mêmes œuvres au programme et les mêmes musiciens, ne seront jamais superposables (cela vaut tout autant pour chaque écoute d’un enregistrement, ce qui anéantit la fausse querelle entre les partisans du seul enregistrement, Glenn Gould exemplairement, et ceux du concert, Sergiu Celibidache tout aussi exemplairement mais en ajoutant la dimension quasi sacrée de l’événement). On allèguera que certains concerts sont si remarquables, voire inoubliables, que la singularité irréductible du geste d’ensemble, des mouvements particuliers, des respirations, des émotions et de l’humeur, du climat de la salle, de l’ambiance, du temps qu’il fait dehors et d’où l’on vient s’élève à l’unicité cette fois-ci de l’universalité. Certes le concert est comme cette vie ou cette existence-là, à ce moment-là, mais aucun autre concert ne pourrait le remplacer. C’est ainsi qu’il devient, en ne perdant rien de sa singularité et de la nécessité qui lui est consubstantielle, un universel. Car il y eut un événement.

Mais Le Concert ? (Et non pas « concert », ou « un concert » même si ces réalités s’y trouvent enveloppées).

Malgré sa puissance, presque sa majesté, et son évidence imposante, disons son immédiateté, le tableau de Nicolas de Staël, comme toute grande œuvre, nous dérange. L’inquiétude qu’il produit ne provient pourtant pas d’on ne sait quelle étrangeté, la présence devinée d’un point imperceptible, un indice qui perturberait, une dimension religieuse, ésotérique ici tout à fait absente, de même qu’un contenu moral… Non, voici une surface pour ainsi dire neutre qui écrase tout au-delà envisageable de ce qui est présenté. Le tableau est sain. Et c’est un bonheur. En effet, rien en lui de morbide, de pervers, de déprimé même. Quoi qu’on ait pu dire et écrire à ce sujet, et actuellement l’accumulation de données biographiques, psychologiques, voire psychologisantes, humiliantes au fond pour l’œuvre est considérable, on n’éprouve vraiment rien de cet ordre. Il est évidemment nécessaire de préciser, car le registre biographique n’est pas à exclure, ce qui n’aurait d’ailleurs aucun sens. Toutefois, il est intellectuellement faux de prendre les effets pour la cause, tel ou tel accident, en tous les sens du terme, pour le déclenchement automatique, déductible en somme, d’une création. Le nerf de toute interrogation portant sur la création artistique et son créateur (en grande partie, il est transposable à n’importe quelle existence) est celui de la poussée, si l’on préfère du régime pulsionnel très singulier à l’œuvre, qui est irreprésentable, qu’on ne peut imputer à une causalité unique ni seulement à elle. Dans le cas contraire, c’est prétendre, comme en sous-main le biographe en subit la tentation, résoudre le mystère de la création. Même Freud, dans le cas de Léonard n’échappe pas tout à fait à ce qu’il faut appeler une dérive, au moins un déplacement majeur, même lorsqu’il est prudent et minimal, du problème vers l’aimantation irrésistible de la solution. Or la création relève autant de l’inachèvement que du mystère de sa cause. C’est pourquoi l’artiste est comme tout un chacun seulement le témoin de sa propre existence, qu’à la fois il subit comme une altérité et qu’il suit au mieux de ses possibilités et surtout de ses forces propres.

Le biographe ment lorsqu’il prétend rendre compte d’une existence. Il ment comme ment celui qui est allongé sur le divan. Et lorsqu’une causalité se trouve mise en lumière, il est encore nécessaire de regarder à côté ou derrière elle. Ce qui est très problématique et qui instille le doute, c’est la production d’une image, alors que l’artiste lui-même, lorsqu’il se met à peindre, ne sait pas lui-même quelle image va se projeter sur la toile. La vogue des biographies, ou, c’est plus subtil à présent, des agencements biographiques, a pour méthode plus ou moins implicite la causalité mécanique et pour aliment la recherche du secret, ce que, comme on sait, dénonça si salutairement Deleuze en des termes un peu plus vigoureux. Cela, une fois de plus, n’invalide pas le geste opéré par la biographie, voire sa nécessité, mais la teneur chosale dirait Benjamin ne doit pas refouler la teneur de vérité d’une œuvre, comme cette teneur de vérité que chaque existence recèle. Enfin, le passage à l’acte que constitue cette fois-ci le geste de création ne relève pas de façon ultime de l’explication. Magnifique, à cet égard, est le livre d’Anne de Staël, sobrement intitulé Staël, du trait à la couleur (Hazan, 2023), qui ne tombe dans aucun travers et dont le ressort est, c’est si évident, émouvant et beau, la présentation d’une œuvre magnifique.

Ajoutons ceci, qui est indispensable : pourquoi faudrait-il savoir quoi que ce soit de la biographie du peintre pour regarder, on sait que la biographie est illusoire en lisant seulement quelques lignes de Freud et ensuite de Jacques Derrida ? Y a-t-il réellement en art de telles conditions ? C’est pourquoi enfin, n’importe qui peut s’autoriser à parler de l’œuvre ou à livrer à soi-même comme à autrui ses impressions. Le plus important néanmoins, Nicolas de Staël n’est-il pas à l’évidence un artiste qui propose une confrontation, au sens strict du terme, avec ses œuvres ? Pour s’en convaincre, il suffit, analogiquement, de songer à la simple rencontre avec quelqu’un, lorsqu’un éblouissement à lieu. Ou bien à un concert, lorsque les perspectives d’existence s’en trouvent là aussi considérablement modifiées, voire bouleversées … À regarder le tableau apparaît, du moins un instant, une sorte d’objectivité froide, malgré la chaleur de l’ensemble qui vous saisit et vous enveloppe par la puissance de la couleur, qui n’est que l’effet de la conscience prise qu’on se trouve devant une œuvre d’art. Mais l’intensité de la couleur, justement, est celle de l’existence qui expose ici son expression.

Voilà : quelque chose se passe dans ce tableau, qui n’en dit rien et dont on n’a pas idée. Quoi, au juste ?

                                                       *

Le Concert est une œuvre de la représentation, d’abord. Celle-ci sera transpercée, creusée jusqu’à faire entendre le contenu qu’elle recouvrait, ensuite. Sur la toile, les instruments clairement et distinctement représentés sont massifs : le piano est en effet parfaitement reconnaissable ; de l’autre côté du tableau, le regard ne peut qu’être attiré par une contrebasse bien qu’il voie surtout une gigantesque poire, une de celles que de Staël a aimé peindre encore l’année précédente (Trois poires, 1954).

La musique, dira-t-on, est toujours le fruit d’une performance. En l’occurrence, on relève une lourdeur, celle du piano certes, et la poire-contrebasse n’est pas sans faire songer à une silhouette humaine encore mal dégrossie, engoncée, pénible à elle-même – une sorte d’inverse des sculptures de Giacometti –, mais que la vie va peler et manger (c’est la seule présence allusive d’une figure humaine dans le tableau : l’allégorie de la poire, une allégorie de l’existence).

Ensuite seulement on voit, on devine plutôt tout un orchestre. On s’attend – c’est bien ce qui dérange, car pour le moment le regard ne comprend pas – à entendre une musique. Bien sûr, on n’entend rien, mais on se surprend à ressentir que le tableau cherche, dans ce qu’il présente et pas seulement par son titre, à donner quelque chose à entendre. Une voix s’élève en soi, qui rappelle la très ancienne rivalité entre la peinture et la musique, qui aura produit une limite et un partage des arts marqués par ceci : l’un peut ce que l’autre ne peut pas, alors que chacun vise à se réaliser comme autre et l’autre, la peinture s’efforçant d’exposer ses vibrations colorées, la musique recherchant une image à travers l’image. Dès lors, ne se trompe-t-on pas, la peinture et la musique (les autres arts aussi) ne se trouvant pas là où on croit et limités par le cadre et le genre ?

C’est pourquoi le problème doit être formulé tout autrement : sous l’angle de la seule perception générique, la différence entre peinture et musique ne passerait pas entre le voir et l’entendre, mais entre le voir et le percevoir et entre l’entendre et l’écouter. Si bien que si on extrait des sens de la vue et de l’ouïe leur rapport réciproque à l’imperceptibilité dans la stricte immédiateté, la différence entre peinture et musique se résorberait dans la mesure où écouter et percevoir viseraient à la mise en présence et à la manifestation de ce que le voir et l’entendre ne perçoivent pas, parce qu’ils sont tous deux préoccupés par l’identification matérielle et utilitaire des choses. À ce stade d’interrogation, peut-être que Le Concert de Nicolas de Staël nous fait, cette fois-ci, d’abord entendre une musique, et que la peinture est ce qui à la fois rend compte de la musique et en produit une image. Certainement pas au sens d’une copie, mais d’une mise en présence de ce qui, comme le phénomène dans la phénoménologie, ne se voit pas (et n’est-ce pas cela la peinture, le contraire d’une vanité pour faire usage d’un mot bien malheureux de Pascal ?). (Il reste toutefois que la peinture comme la musique, en se démarquant, marquent chacune du même mouvement d’avancée et de retrait la limite et l’inaboutissement de l’autre.) Il serait même possible d’inverser le rapport en reportant l’attention sur les manières dont telle musique produit une image (ainsi, telle page de Bach, L’Art de la fugue, l’Offrande musicale ou les Variations Goldberg, nous porte non pas vers une rêverie imagée d’un contenu, pas uniquement vers la contemplation d’une composition de formes, de mouvements et de couleurs, mais effectue, comme plus tard la musique de Mahler, une percée, et donc une traversée de toutes les images, pour tenter de cerner celle, éblouissante, par conséquent en détruisant toute fascination idolâtre, du Nom, divin pour Bach et finalement aussi pour Schoenberg dans le 2° Quatuor à cordes opus 10 en fa mineur, utopique pour Mahler au-delà des scènes de pogroms qu’on croit deviner et entendre dans le 3° mouvement de la V° Symphonie).

                                                       *

On s’attend naturellement à ce qu’un concert soit audible. Ici, le concert est peint, fixé, étalé sur la toile. Qu’y aurait-il donc à entendre ? Voir ne suffirait-il pas ? À moins qu’on ne sache pas très bien ce que sont voir et entendre. On sait en revanche qu’avec la tradition nous registrons spontanément la musique au temps et la peinture à l’espace. Or c’est en l’occurrence établir un faux parallèle dans la mesure où la priorité ontologique appartient probablement au temps, celui-là même de la manifestation et de son déploiement. Le temps est l’instant qui se nie tout comme l’espace est la négation du point, mais la dynamique est dans les deux cas temporelle, plus exactement une production temporelle. Il est également légitime d’avancer que le temps est extension et que l’espace est dynamique temporelle : déploiement, creusement, quelque chose d’explosif et de jaillissant, ce qui rééquilibrerait le parallèle entre le temps et l’espace au profit relatif de ce dernier, parce que la spatialisation n’est jamais unidirectionnelle ou nécessaire, mais contingente, même si le regard est attiré dans un tableau par un punctum, un point d’échappée ou d’intrigue (Kant préciserait qu’à la différence du parcours d’un bateau sur le fleuve, on est libre de regarder une maison en commençant par le haut ou le bas, donc également un tableau de cette façon)  qui force le regard à s’aiguiser, à s’approcher jusqu’à entrer dans l’image. Alors seulement, à la différence du recul « esthétique », l’expérience de la peinture pourrait avoir lieu, dans laquelle on s’engouffrerait dans l’espoir d’entendre et de comprendre. Car, on entend déjà, on est certain d’entendre une adresse. Quoi ? Une supplication, on ne trouve pas d’autre mot pour désigner la difficulté qu’éprouve le langage à se dire. C’est pourquoi, c’est si évident et si fort, si éblouissant, l’art a à faire avec l’horreur, l’absolu, la joie et la mort. Et ce n’est certainement pas en se hasardant, par précipitation, par facilité, par pathos, à expliquer l’œuvre de Nicolas de Staël en partant de son suicide qu’on pourra prétendre la comprendre…

Mais il faut reprendre, toujours reprendre (comme au concert, comme dans tout art). Le Concert nous donne à voir et à entendre, sans que nous sachions dans quel ordre et sur quel plan la sensation s’engage ou devrait le faire. Certes, la peinture est ici première, c’est un tableau, mais elle produit sa limite, en l’occurrence un passage (encore dialectique, mais sous quelle forme ?) dans l’élément qui n’est pas le sien. Cette limite et ce passage constituent également son infinitisation. Disons plutôt qu’elle se traduit en musique, à la condition très forte de considérer ce geste de « transposition », en tous les sens, comme une infinitisation. Et sachant que l’art en soi est traduction, chaque œuvre, dans les genres les plus différents, ne serait que cet effort infini de traduction. Cela est bien sûr commun et élémentaire. Ce qui l’est moins, est que chaque œuvre doit se comprendre comme tension de la traduction de soi (ainsi la peinture cherche à se traduire ici, singulièrement, en elle-même, et l’œuvre, qui est toujours recherche, jamais résultat ou achèvement, est à la recherchede sa traduction immanente). C’est en l’occurrence ce que manifestent à la fois la signature et l’inaboutissement conjoint de l’œuvre. Car en se traduisant « soi-même », dans ce qui constitue toujours déjà son effectuation, depuis son idée jusqu’à sa réalisation, et enfin dans sa réception – mouvement infini, donc, impossible à résorber dans un statut ultime qui consisterait en l’exhibition d’un sens pur par un langage unique, ou encore d’une individualité irréductible enfermée dans un genre ou une espèce, l’œuvre tend, et ce serait son langage, dans le mouvement même de traduction qui la déploie et la figure, à son déplacement, voire à son effacement. Le Concert, à cet égard, montrerait cet effacement de la peinture. Il montrerait l’effacement lui-même dans la peinture et comme peinture. Incipit musica, une musique qui lui viendrait, à la peinture, pour qu’elle puisse se peindre.

Fin de la peinture dans toute peinture ?  Le Concert est achevé, terminé, place au concert ? Il faut dire : fin infinie de la peinture. Car, mais peu importe dans notre cas, les choses pourraient très bien se concevoir à l’envers : un concert n’est-il pas le moment singulier d’une gravure très spéciale d’un tableau, n’est-il pas lui aussi l’équivalent d’un effacement de soi, d’un évanouissement sonore ou d’un shuntage qui laisse place à l’image ? Celle du tableau de Nicolas de Staël en l’occurrence.

(Adorno, dans Sur quelques relations entre musique et peinture (éd. La Caserne,1995),instruit l’essentiel de la question. Partant précisément de l’idée de traduction, le philosophe montre comment l’œuvre, toute œuvre, est « écriture » (en français) qui, dans son caractère non figuratif (signifiant et signifié liés, sans séparation de la barre qui fait un signe – c’est en somme l’œuvre comme chiffre), est « expression pure » (expression de « soi », donc, et non d’un signifié antécédent). Cette « écriture » serait la manifestation historique, donc temporelle et spatiale, d’une « Schrift » (en allemand), intemporelle cette fois, soit d’un langage immémorial qui crypterait l’expressivité pure de l’humanité. Les différents arts ne seraient donc jamais, avance Adorno, que les schemata d’un langage non subjectif. Toutefois, il reste que l’œuvre fait toujours mouvement vers « quelque chose », elle « crépite » (du verbe allemand knistern), dit encore Adorno. De notre côté, nous dirons, qu’il s’agisse de peinture, de musique ou d’autre chose, que l’œuvre est mouvement, ou encore vibration, pourquoi pas gestuelle – quelque chose en effet qu’il faudrait registrer à une braise, peut-être à du vivant, ou plutôt du survivant d’on ne sait quelle catastrophe ou chute dont il n’existe pas même de date d’origine. C’est en ce sens que les arts, dans leurs différences, trouveraient un point de conjonction qui n’annule pas leur spécificité.) Nicolas de Staël le savait, qu’il était depuis toujours tombé et qu’il peignait depuis cette catastrophe. Et c’est ainsi qu’il faut parler de l’instant de la mort de Nicolas de Staël.

                                                       *

L’œil écoute, disait magnifiquement dans un livre lui-même magnifique Claudel. La musique du Concert se présente comme le déroulement d’un tapis. J’ignore pour ma part si la perception est d’emblée totale et synchronique, si cela est même possible (en tout cas, mon œil va de gauche à droite comme un effet d’écriture, comme la lecture de la partition). Il est difficile pour nous, pour l’œil, la sensibilité en général et la pensée, d’être chef d’orchestre (tout lire, de haut en bas, à même la phrase musicale ; lire l’œuvre en considérant son tout dans chaque mesure) ! Il reste que la peinture produit la musique, qu’elle atteste dans son extension de sa propre temporalité, qui, néanmoins, ne rejoint pas le temps de la vie. On relèvera donc la temporalité de la couleur, le rouge et le noir surtout, et cette musique qui sort du piano pour devenir un fruit, la contrebasse-poire qui reprend dialogiquement le contenu musical. En effet, sans que cela soit contradictoire, le tableau montre une rencontre musicale, une écoute réciproque, dialoguée, fuguée, rencontre donc qui donne lieu à une captation et à l’éblouissement du tableau. Dans ce cas, entre la contrebasse et le piano, soutenus discrètement par l’orchestre au milieu, par toute la musique écrite sur les partitions, s’établirait une écoute réciproque. Par conséquent, deux vivants s’écoutant, ce qu’au demeurant « concert » signifie. S’écoutant, c’est-à-dire s’interrogeant, s’appelant, se suppliant, s’accouplant pour finir, mais sans fin, parcourus, donc traversés, transis, saisis par une image impossible, entrevue mais insaisissable, venue du cœur insituable de son chiffre que l’écriture musicale, la peinture par conséquent, a endossé avec toute la vaillance et l’ardeur de la vie pour l’abandonner avec tristesse à l’espace, à la séparation, à ce qui, si bien recueilli dans le chiffrage, ne donne plus lieu qu’à des lambeaux et à la fragmentation qui rend notre œil et notre oreille si mélancoliques.

                                                       *

Voilà ce que pour ma part j’ai entendu ce jour-là, seul, d’une vraie et belle solitude en présence de l’œuvre, voilà ce que j’ai vu un instant (mais que je retrouve à présent lorsque je regarde sa reproduction), dira-t-on dans l’ambiance si étrange qui est celle du temps et de l’espace qui suit le regard et l’écoute artistiques, et qui précède le retour à la vie courante, cette limite donc qui marque comme un deuil post festum dans l’éclatement de l’instant de l’éblouissement, et que chacun éprouve dans les plus grands moments de joie.

Si bien que sortir d’un concert, c’est comme sortir d’un tableau. Nous y étions un instant, nous avons éprouvé que nous y étions, et nous n’y sommes plus (nous sentons que nous sommes déplacés, presque exilés, parfois même aliénés, et l’on se dit que décidément il faut, afin de se libérer, refaire tout le chemin à l’envers, demain, vers l’œuvre). En retournant à la vie, malgré nous, après le voyage, nous sentons encore et surtout que nous venons de quitter la vie.

Mais où, par conséquent, se trouverait la vie ? Dehors, lorsqu’on a quitté la salle, ou bien dedans, dans le tableau et immergée dans la musique ?  Il y a si peu de contenu dans le terme de contemplation, entre autres parce qu’il ne rend pas, par lui-même, suffisamment compte du saut qui a été accompli et qu’il faudra accomplir, comme créateur et aussi comme spectateur ou auditeur, dans l’œuvre. Mais sauter dans l’œuvre, c’est se jeter dans un vide, dont le spectateur et l’auditeur du moins sont sauvés in extremis en retournant dehors. Sauvés, évidemment, mais arrachés également, avec le sentiment d’une existence irrémédiablement excentrée, en dehors d’elle-même. La fête du Concert, son éclat de couleur et son intensité musicale (toute la musique s’y joue, rouge, ce monochrome, en vérité l’image sans image, en vibration, frémissement et crépitement qu’est en vérité chaque fois la musique), contient son rite funéraire et sa leçon, que l’œuvre d’art est originairement l’expérience du passage du Fleuve, peut-être le voyage migratoire de l’âme qui se rappelle à elle-même à travers le voile de l’oubli, en croyant tout aussi obscurément à son immortalité.

                                                       *

Il suffit de se rendre attentif aux touches, comme si le piano à l’allure de taureau, avait pivoté devant le rouge pour voir s’avancer et jouer l’orchestre (ainsi qu’il arrive parfois, comme la grâce qui tombe, dans certains concertos pour piano de Mozart, une grâce renforcée par Clara Haskil ou Mitsuko Uchida). Les touches en vérité parcourent le tableau et engagent une chorégraphie. C’est encore une rencontre de la peinture et de la musique, du corps et de l’esprit, du corps se faisant esprit et l’esprit s’incarnant, le passage réciproque de l’un par le fond de l’autre. Car les touches sont l’éveil, une verticalité surgie de l’horizontalité de l’inerte, comme si on avait incliné de trois quart le tableau pour en déverser toute la musique. Alors les touches du peintre passent à leur tour l’une dans l’autre et promeuvent les figures. Il n’est pas étonnant que le moment musical, celui dans lequel la musique naît, se métamorphose en fruit de la vie, que l’on va goûter puis avaler. La musique n’existe que vivante. En elle-même, elle n’est jamais présente. Elle vient d’ailleurs, fleurit, est prête à être cueillie, puis disparaît. Le tableau nous montre le retrait de la musique. Partant, il est comme peinture son propre retrait, sa traduction de soi entamée et inaboutie, infinie. Et le tableau saisit le retrait qui est aussi celui de la vie. Mais, comme à chaque fois, ce mouvement n’existe que sur la limite, la disparition apparaît et l’apparition est déjà la disparition. C’est à ce compte que l’on peut parler d’éclat de la peinture, de sa puissance d’effraction et de surgissement, dont l’effet n’est pas loin, comme un très vieux souvenir de ce que fut l’art lorsqu’il croyait assister à une révélation, de nous mettre à genoux. Voyez et imaginez non seulement le tableau, mais une photographie du tableau : la salle silencieuse, désertée, après le concert…

                                                      

© André Hirt

NB : ce texte est inédit.

Une première version, ébauche de celle-ci, a paru grâce à Jean-Clet Martin sur son site strassdelaphilosophie sous le chapeau

Chronique du 16 (juin 2014).

Une seconde version, modifiée, a paru dans mon livre Staccato, Musiques, existences, philosophies, Kimé, 2016.

Le tableau de Nicolas de Staël, Le Concert, est exposé au Musée Picasso d’Antibes. Il ne peut être reproduit ici pour des raisons de droit. Mais c’est peut-être mieux ainsi, chacun étant invité à y aller voir par lui-même.

Mes remerciements vont toujours à Laure Lanteri pour sa visite guidée dans le Musée Picasso un jour de fermeture.

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