On aura ressenti beaucoup de tendresse à l’égard de Maria Callas en refermant la belle biographie de Jean-Jacques Groleau. On vient de lire un livre serré, qui va à l’essentiel, toujours très précis quant aux événements et aux circonstances, peut-être malgré tout un peu répétitif par endroits, peut-être nécessaires, mais quelques mots suffisent alors pour apporter au portrait de la Diva une touche supplémentaire afin que le portrait autant extérieur (le corps, la grande affaire !) qu’intérieur (le désir qui porte la voix) sorte de son filigrane et puisse s’esquisser.
L’auteur de l’ouvrage n’est certainement pas sans savoir que tout a déjà été dit sur Maria Callas, parfois bien, souvent très mal, c’est-à-dire en en restant à l’anecdote – ce qui en soi n’est en rien rédhibitoire, ce qui l’est c’est d’en rester à elle et de n’en tirer aucun enseignement –, que si tout a été dit, c’est que rien ne l’a été. C’est là le mystère des grands artistes, ce fond obscur, ce foyer brûlant, cet abîme au bord duquel ils se tiennent agrippés, ce cratère en fusion. Celui-ci était autant indispensable à Maria Callas qu’il l’a en quelque façon, fatalement, tuée, non pas comme une partie ou une excroissance pathologique d’elle, mais du fait de la poussée ou la pulsion majeure et unique qui la portaient depuis toujours. C’est là le sens de sa solitude, éprouvée à l’égard des autres, en particulier dans la demande d’amour, et aussi celle tout autant irrecouvrable qui douloureusement (Maria Callas est d’abord une douleur !) la césure d’elle-même, ce que couramment on appelle les contradictions des personnes (manger, ne pas manger). Une solitude, donc, qui n’aura jamais trouvé les mots pour se dire, sans aucun doute des paroles impossibles que l’épaisseur du chant parvenait à exprimer mais en les recouvrant. (Un secret de l’art, puisqu’un secret est ce qui se peut dire sinon il n’en est pas un, s’enroulerait dans la conversation imaginaire entre Freud, ou Theodor Reik, et Maria Callas…).
Le plus passionnant dans une biographie, surtout lorsqu’elle est excellente, comme c’est présentement le cas, est ce qui lui échappe et même ce qui se soustrait à son intention et ses recherches. Parfois, à la lecture, on se sent en mesure de saisir l’image de l’artiste, mais elle se dissipe aussitôt. Alors, on se lève et on va chercher dans sa discothèque, sur un rayonnage substantiel d’éditions pirates, puis officielles, puis remastérisées comme on dit, tel ou tel enregistrement, ou plutôt, car c’est là aussi l’empreinte inimitable des très grands artistes musiciens, tel passage, tel instant, un moment de grâce où tout ce qui est à dire semble être non seulement condensé mais proféré et qu’il nous reste, à nous, à entendre.
Ainsi, dans La Somnambula de 1955 avec Bernstein, l’Anna Bolena de 1957, Traviataavec Giulini, Medea de 1953 (le silence, le chant et la parole mêlés), toujours avec Bernstein, décidément le feu appelant le feu, Les Vêpres siciliennes de 1951 avec E. Kleiber…, les enregistrements avec Karajan (Butterfly, Il Trovatore), tous ces disques inoubliables, découverts à l’origine, dans la jeunesse, à travers des sons aléatoires, mais qui ont habitué l’oreille à écouter plutôt qu’à jouir des flatteries offertes par la technique.
Une biographie racontée, en effet, a ceci de particulier qu’elle n’échappe pas à la tentation de se laisser guider par sa finalité. Ce sont toutefois les moments du milieu de l’existence, par conséquent pas seulement ses débuts, ses raisons, ses traversées de l’enfance, qui importent, à vrai dire ces points d’hésitation, comme d’arrêt, on songe même à de l’impuissance jusque dans l’exacerbation du caractère et de la volonté, là où incontestablement le contenu de la poussée, que l’art et le chant vont délivrer et décharger. Et une biographie d’une artiste comme Maria Callas pousse l’exercice à la limite, celle qui signale en effet que son franchissement ferait pénétrer dans les arcanes du chant, la composition de sa sonorité, son grain comme on le dit de la voix, et aussi, surtout, la force instinctive, animale qui en guide les cordes.
Formulons les choses différemment, à peine cependant : le secret dont on vient de parler, cette parole au bord d’elle-même, qui se manque et qui, se faisant défaut, se chante, c’est ce que l’on peut nommer le poétique ou encore, paradoxalement, l’inexpressif, qui n’est pas le contraire de l’expression, mais son noyau ou son foyer. Et chez certains artistes, van Gogh, Cézanne pour la peinture, Kafka et Faulkner pour la littérature, Beethoven pour la musique, dans le fabuleux quatuor à cordes opus 131, le XIV°, ce secret est si manifeste, si turgescent à chaque instant comme à chaque touche projetée sur une peinture ou dans l’espace sonore qu’il indique qu’une rupture vient d’avoir lieu, à la fois civilisationnelle (on passe d’un monde à un autre, c’est comme si on découvrait un continent nouveau, une planète lointaine), personnelle bien sûr, et métaphysique (à quoi nous ouvre une telle voix, d’où provient-elle et quelle peut bien être son adresse ?).
Enfin, parlons très concrètement : qu’est-ce qui nous fait manger, trop manger ? ne pas manger, jusqu’à mourir ? Maria Callas est de partout un corps, un corps souffrant, se rejetant et se dévorant pour s’aimer et donc être aimé, un corps érotique, mais insatisfait, en colère. C’est une énergie qui dévaste tout, même le langage et le chant tels qu’on les connaissait jusqu’à elle. Maria Callas fut une irruption. Par sa puissance, elle ne pouvait qu’apparaître dans sa violence insupportable, de celle qui manifeste les fonds, pourtant invisibles, des sources artistiques. La beauté de Maria Callas, qui aurait fait chavirer Baudelaire : « Elle est belle, et plus que belle ; elle est surprenante. En elle le noir abonde : et tout ce qu’elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le mystère, et son regard illumine comme l’éclair : c’est une explosion dans les ténèbres ». Inapprochable, pour son malheur, reste Maria Callas, comme la beauté même, redoutable : « Il y a des femmes qui inspirent l’envie de les vaincre et de jouir d’elles mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard » (Baudelaire, Le Désir de peindre). Et c’est ce que bon nombre de personnes n’ont pas compris, surtout pas les hommes, sauf peut-être le premier mari, Giovanni Battista Meneghini, de près de trente ans plus âgé qu’elle. On ne possède pas Maria Callas, on ne possède pas ce que chante le chant, on ne s’approprie pas le contenu de l’art. Et encore moins la beauté. Ce n’est pas pour rien que Maria Callas a un jour décidé de s’appeler Callas. Callas, la belle, se dit-on en pensant à la Grèce qui réside dans son corps. Car elle voulait s’approcher de la beauté tout en sachant qu’elle est, comme on sait avec Rilke, « le commencement du terrible » et qu’on ne pouvait que s’y brûler. La maigreur de Callas porte les stigmates de cette brûlure.
Elles, ils sont rares, en vérité incomparables, ceux qui passent à la vitesse de l’éclair dans un siècle, en fendent les repères, les couleurs et les sons, en recomposent le langage et les possibilités d’être femme ou homme, en retissant le désir dans ses formes et ses matières. Mozart, Callas, Glenn Gould… Et ce serait dans l’insistance sur ce qui est incomparable qu’une biographie trouverait ses raisons. En lisant le livre de Jean-Jacques Groleau, on dispose de tous les éléments pour écouter d’une oreille nouvelle, nettoyée, Maria Callas.
© André Hirt
0 commentaires