Il existe d’étranges conjonctions, on le vérifie parfois au cours de son existence, dans ce qui nous importe, comme nos lectures, les musiques que nous écoutons, les images que nous regardons. Il arrive alors qu’on se sente comme une petite planète sur la même orbite qu’un astre plus grand et, comme guidé et même en quelque façon éclairé (comme on éclaire un chemin) par lui, on éprouve, sans le moins du monde subir en quoi que ce soit, un sentiment d’affinité profonde et de reconnaissance, en tous les sens de ce terme. Cela arrive donc parfois avec des œuvres, surtout les plus grandes, ou les plus mystérieuses ou intrigantes. Et on n’est pas en train de parler seulement de celles que l’on admire, car on fait signe vers celles, très rares, dont on se dit qu’ils nous touchent au plus près comme si nous partagions avec elles bien plus qu’une fibre.
Et par conséquent, il est des livres dont la parenté apparaît troublante, et le mot est bien faible pour dire la sensation qu’on éprouve à les lire, celle d’y être, en un double sens, lu, c’est-à-dire au moins y participant en chair et en corps. Cela, bien qu’on soit très loin de posséder le savoir (mais, en l’occurrence, on va parler d’un livre ce n’est pas de savoir) qui s’y trouve exposé.
Voici un livre qui va de la philosophie à la poésie en passant par le cœur qui est la peinture et la musique. Aller de Heidegger à Hölderlin, à Celan et quelques autres, puis écouter le XIV° quatuor opus 131 de Beethoven ainsi que les Fragmente-Stille, an Diotima de Berio, en même temps séjourner tout du long auprès de Cézanne en compagnie de Dominique Fourcade, lui-même dans la lumière de Matisse, si par conséquent on se laisse prendre par la main sur ce parcours, alors on comprendra à quel ouvrage on a affaire et qui n’est en rien dans l’air du temps, c’est le moins qu’on puisse dire…
Le plus original, cependant, réside dans la circulation interne du livre. Tout donne à penser qu’il possède un centre de gravité, Cézanne en effet. L’impression est déjà due à la nature du livre, avec ses pages, que de surcroît on peut isoler, en chapitres par exemple. Or il n’y a pas de centre véritable au sens obvie du terme, seulement un déroutement de la représentation, comme dans la musique dont la forme est un tout et qui excède ce qu’on entend présentement, à l’instant, sinon il n’y a pas de musique. C’est plus évident sans doute dans une peinture qu’on peut regarder de tous côtés, Kant en avait donné une belle illustration, décisive d’ailleurs dans la Critique de la raison pure, à propos de l’espace, à savoir qu’on pouvait regarder une maison de haut en bas, ou l’inverse, sous un angle ou un autre, à la différence de ce que le temps impose, et qu’illustre le philosophe par un bateau qui descend le fleuve et qu’en aucun cas il ne lui est possible de le remonter dans la réalité, pas même par un changement de regard. Cela est aussi valable pour la représentation en général. Car si celle-ci conditionne l’ordre des choses par sa structure propre, transcendantale, il n’en va pas de même dans une peinture, pour une musique, pas même s’agissant d’un livre. Tout est là, d’emblée, « sens dessus dessous » comme dans Bibémus de Cézanne, totalement, et soi-même on est dedans et non pas au-dessus, en surplomb comme le critiquait déjà Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception. C’est cela, l’espace, au sens fort et non abstrait, « l’anarchie en peinture » précise Hadrien France-Lanord, l’immersion en vérité dans le monde. On y est plongé complètement, on ne se trouve pas, comme dans le jeunisme, ou dans l’illusion rétrospective de la vieillesse, au commencement ou à la fin, mais à chaque âge on y prend place sans reste, sans ailleurs ni au-delà. Ce qui fait que tout cela, l’espace abstrait, l’ailleurs, l’au-delà, la représentation ne sont jamais que des métaphores. Au regard de l’existence, il s’agit d’illusions, de riens.
On peut estimer à cet égard, c’est une hypothèse, que voici une des raisons au moins de l’étrangeté, toute apparente seulement, du livre de Dominique Fourcade avec Hadrien France-Lanord et Sophie Pailloux-Riggi, vous m’avez fait chercher (ne corrigez pas, l’absence de majuscule est décidée, tout comme le contenu ne compte aucune pagination, de même que le centre est partout et nulle part, et qu’on y est autant dans l’importance qu’ailleurs) parue chez P.O.L. en 2021. Théoriquement, s’agissant de Cézanne, on n’oublie pas que Hadrien France-Lanord est l’auteur d’un grand ouvrage La Couleur et la parole, Les chemins de Paul Cézanne et de Martin Heidegger, paru chez Gallimard en 2018 et qui ne contient aucun jargon, seulement, essentiellement toutefois, la peinture et la parole de l’existence nue. Et c’est ainsi que grâce à cette circulation interne du livre, comme il en va d’ailleurs dans l’existence même, le moment de philosopher est comparable à une heure du jour, qui n’est pas la même que celle de l’immersion dans la couleur des choses, ni celle du silence du petit matin ou de la nuit.
L’ouvrage ne contient aucune polémique – ne traite pas des « objets », ou comme on dit à présent pour dire les problèmes, des « sujets », devenus habituels et comme forcés par l’actualité et que ceux qui n’ont jamais quitté l’école, avec un petit comme un grand e, se sentent obliger de traiter, sans qu’il y ait, et c’est la raison pour laquelle on en fait la remarque, la moindre preuve d’un engagement de l’existence elle-même, – mais se tient dans l’existence, au ras d’elle, il en éprouve de tous ses sens la finitude radicale, sans la moindre illusion portée, projetée et proclamée.
En d’autres termes, les apparences de toutes sortes tombent afin qu’il soit devenu possible de s’ouvrir au « Moderne », cet état et ce terme si difficile, qui ne dit pas, en tout cas pas seulement ni d’abord, fondamentalement, une actualité historique, mais un rapport de l’existence au monde, un monde dans lequel nous ne sommes pas davantage le centre et encore moins le législateur. Cela, la peinture de Cézanne (de Cezanne, comme Hadrien France-Lanord orthographie) l’a montré et fait éprouver : « être-en-corps » avec le monde.
Celui qui se plonge, le terme n’est pas trop fort dans cette peinture, fera certes connaissance avec une œuvre, mais il fera supérieurement l’expérience de tout autre chose, qu’il faut de plus en plus rappeler, et que ce qu’on appelle « art contemporain », on préfère de très loin « moderne » (en cela on démasque la tricherie) et avec Dominique Fourcade, « magdaléniennement » veulent dire (une grande partie du livre explore ce dernier mot et ce titre d’ouvrage de Dominique Fourcade, il s’agit, c’est un de ses sens, la « dimension primordiale tonale de l’être humain au monde »), à savoir un refus radical de l’attitude « esthétique », toujours en fin de compte esthétisante, divertissante, « culturelle », par rapport aux œuvres. En réalité, si l’expérience qu’on a dite a lieu, on joue son existence dans notre rapport à elles, dans la mesure où elles nous pénètrent, nous habitent. Habiter en poète, c’est en effet être habité par le poème, autrement dit la présence non sélective à des fins d’utilité du monde ; être habité par le monde, c’est au demeurant cela, la poésie, et qui fait de chaque existence l’écriture d’un poème. Dominique Fourcade : « les plus pénétrants sont les plus pénétrés ». (Un glissement philosophique majeur devient sensible : la primauté de l’espace (une « effraction spatiale » est-il écrit), qui néanmoins ne désigne pas une hiérarchie, mais la vérité des lieux, désormais explicite par rapport au temps, une spatialité, disons plutôt la spatialisation car l’intensité investie subjectivement comme épochalement dépend de la capacité de dévoilement de l’artiste et dans l’absolu de chaque existence).
C’est pourquoi une consonance, ce qui ne signifie pas quelque harmonie, toujours un peu douteuse, est exigée dans ce rapport au monde et aux œuvres (en fin de compte, et autant au principe, il s’agit donc de la même chose ! L’œuvre étant elle-même un corps !). De fait l’être-au-monde est musical. On s’autorisera à ajouter à cette thématique qui court sur divers plans dans l’ouvrage que se trouve là montré du doigt l’amusicalité de notre temps (« nous ne savons pas être moderne », tel est le constat qui inaugure l’ouvrage), pour désigner à la fois le bruit, le silence proprement vide, lui qui ne l’est pas en soi, tout comme le blanc en peinture n’est tout de même pas rien, les oppositions abstraites, entre l’âme et le corps par exemple, ou encore le fond et la forme, donc l’absence de consonance, de Stimmung, de rapport, et puis la perte de la sensation même, de ses vibrations, qu’on ne confondra pas avec les humeurs et la valorisations des états psychologiques.
L’existence est sans archè, anarchique, sans fondement, mais par ailleurs elle est pleine de son épaisseur sensible, de couleurs qui lui montent à la figure et de sonorités qui la font vibrer et l’extasient. Cette épaisseur, on l’a laissé entendre, éteint toute distinction entre forme et fond. C’est là encore ce que l’existence enseigne, elle qui est plus que ce qu’on peut enseigner d’elle, l’enseignement pour son part étant à cet égard toujours un écart, voire un oubli par opposition à l’existence. Ainsi, on ne dessine pas en soi, sauf à colorier le noir et blanc. Au principe de « dessiner par la couleur » cher à Cézanne, on se permettra d’ajouter, et non d’opposer, colorier par le dessin, car cela peut s’entendre aussi, il suffit de se surprendre soi-même à dessiner. En vérité, on ne dessine jamais une simple forme. Une forme n’existe pas en et pour elle-même, sauf dans l’enseignement ou la « pédagogie » qui a perdu de vue la pratique réelle, existentielle que sont l’acte et l’émotion véritables d’enseigner.
Ce qui importe est das Hiesige, ce que Rilke nomme ainsi, lui le poète le moins psychologisant qui soit, entièrement à l’écoute de ce qui le traverse du monde. Être-là-ceci-ici. Et encore, tentons de le préciser, la présence au monde, ce que « magdadéliennement » de Dominique Fourcade veut mettre en valeur à la pointe même de la « présence », ce mot qui signifie sa propre antécédence, qui dans son intensité s’avance et que la nudité et le sentiment de la finitude seuls peuvent approcher et prétendre toucher au contact de ce qui est là.
En effet, une fois encore, rien qui puisse rimer avec quelque « esthétique » dans tout cela, qu’on l’entende comme on veut ! À l’inverse, le sujet, puisqu’il faut bien parler ainsi est « le sujet contact-monde » et son acte principal, celui de regarder, « c’est [de] faire corps tout entier avec son regard » et en retour d’être mis à nu. D’où cette contemporanéité fulgurante (peut-être est-ce en l’occurrence le mot juste pour qualifier à la fois ce phénomène et ce qui a donné lieu à ce livre, après ceux de Dominique Fourcade) de Cézanne avec Lascaux ! Ou celle du regard d’un peintre qui s’assume comme tel et du regard pariétal.
Mais de quoi peut-il bien s’agir dans cette communauté du regard, sinon d’une contestation portant sur ce que « voir » veut dire. Voir, c’est toujours (vouloir) voir loin, au loin, d’où le privilège que la philosophie a accordé à cette faculté. Pourtant, les distances n’ont cessé de se creuser à cet égard. Et les évaluations se sont déchaînées, toutes ces tables des valeurs se sont succédées, tous ces philosophies, ces sciences, ces étages et ces approfondissements du voir qui auront éloigné, Husserl en a produit l’avertissement, des choses.
Pour autant, et inversement lorsque l’existence se trouve avertie des risques qu’elle prendrait à s’illusionner, ce n’est pas une fusion qui est retrouvée, une fusion étant ce dans quoi et par quoi on se perd, et qui nous anéantit. Non, un toucher seul s’esquisse, un glissement, un frôlement, une caresse, un collage, une participation, un mélange comme le font les couleurs, qui ne disparaissent jamais dans leur singularité, et aussi le vent et la pluie, le froid sur le corps et le visage. À l’approfondissement de la théorie, le sentiment de l’existence objectera la surface, car c’est avec elle qu’il s’agit de faire corps en reconnaissant, horresco referens, une vertu à l’aveuglement (et non, on jouera sur cette différence, la cécité).
Il ne faudrait pas croire que pour être « à l’écoute du moderne », il faille accompagner la dimension soustractive de ce dernier terme, voire en la cultivant comme il est à présent d’usage, ce que Baudelaire, qui parlait de modernité et qui approchait tout de même quelque chose d’essentiel dans la question, ne faisait pas, puisqu’il entendait extraire du moderne sa modernité, autrement dit sa marque singulière de présence au monde.
Aveuglement, finitude, silence n’entrent pas dans la catégorie de la négativité. Et encore moins « l’involonté maximale » dont parle Dominique Fourcade, ou le « lyrisme sans sujet », ces dimensions rejoignant l’anarchie dont il vient d’être question et la destitution de la métaphysique du sujet (le règne de ce dernier, l’impression sur le monde de sa volonté).
C’est pourquoi la notion de surface, il est vrai encore bien difficile à entendre – pourtant Rilke nous avait déjà averti et instruit lorsqu’il écrivait que « la surface ignore les notions d’intérieur et d’extérieur » –, s’avère si décisive. L’intérieur, davantage que l’intériorité, pour dire aussi un espace qui n’est pas loin de rappeler l’Innigkeit de Hölderlin (qu’on entend, oui, dans le dernier Beethoven), qui pour sa part ne désigne pas un foyer intérieur, encore un centre de rayonnement, mais le rapport avec le tout (« Alles ist innig »), un sens nouveau de ce que présence peut signifier, une co-présence, une appartenance, un être-avec, et dans ce mode, ce mood, cette Stimmung, ressentir une paix et une tendresse à l’égard de toute chose, un accueilpour ne pas finir la tentative de traduire ce mot d’Innigkeit, plus qu’un mot au demeurant, de Hölderlin. Dans une formulation frappante, Hadrien France-Lanord parle d’« un lyrisme de cœur en tant que dimension par laquelle chacun s’éprouve comme embrassé par un espace d’une vastitude telle qu’elle pulvérise la subjectivité ».
Finalement, et en écho, c’est le terme juste, à Matisse, le livre souligne et désire par tous les moyens de l’art l’exprimer, ce qui agite ce rapport de l’existence au monde, d’où l’attention portée sur la respiration (le rythme des espaces peints), les résonances, les tendons et les ligaments, c’est-à-dire les articulations fondamentales et de fait réelles de l’existence, le melos d’exister. Ce n’est là rien d’autre que ce qu’il faut entendre par sobriété. En lui non plus n’entendons pas une négativité : « ne plus » n’engage pas une privation douloureuse, seulement, mais ouvre un nouvel horizon et libère le regard de ses illusions. La sobriété décrit certes l’état des choses alors que les dieux se sont enfuis. Pourquoi d’ailleurs, comme la nature qu’ils étaient, désormais effrayée, si ce n’est à cause de l’expression de la volonté et des soumissions qu’elle a imposées aux choses, mais aussi au langage et à tous les hommes, qu’ils s’en rendent compte ou non, qu’ils sachent écouter ou non ?
© André Hirt
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