Jamais, peut-être, la musique n’aura paru si fragile que dans cette interprétation de deux cycles mahlériens de lieder, Des Knaben Wunderhorn etLieder eines fahrenden Gesellen. Certes, chacun trouvera dans ses expériences d’écoute et de vie d’autres exemples. Toutefois, jamais donc, peut-être, la fragilité n’est apparue ainsi, comme suspendue sur un fil d’une qualité musicale hors pair.
Dietrich Fischer-Dieskau avait alors soixante–deux ans, sa voix s’était affaiblie mais était en mesure, encore, et plus rigoureusement que par la passé, à ciseler le texte et les lignes de la partition. Par moments, et ils sont nombreux, à l’écoute cette voix se fait presque inaudible, et nous parvient à la limite d’une présence qu’on dira fantômale. Autour de lui, une Philharmonie de Berlin qui, pour une fois, ne se met pas en avant, et qui, avec une très rare subtilité, enveloppe cette voix, la supporte, on dirait de la tendresse, plus qu’elle ne la porte ou seulement l’accompagne. Et puis Daniel Barenboim, dont les interprétations des symphonies de Mahler sont aussi méconnues que singulières et remarquables (écoutez la façon dont la 9° Symphonie s’effondre dans la mort, comment la 7° donne la mesure des silences de la nuit, comment Le Chant de la terre est hissé à des dimensions cosmiques, impensables jusque-là).
Le plus extraordinaire est que dans ces deux cycles de lieder, les interprètes et Dietrich Fischer-Dieskau en premier lieu s’installent au sommet de l’art, là où très exactement il se convertit en autre chose, comme s’il retournait s’envelopper dans les plis des raisons qui lui ont donné naissance, à savoir l’existence elle-même dans ce qui serait sa résonance, celle qui lui vient de son articulation propre.
Partant, la beauté très remarquable qui traverse cette musique est de celle qui est sortie de l’apparence et plus directement encore, sans la moindre ambiguïté, des apparences de toutes sortes. Elle fait songer, cette beauté, en rapport avec l’âge de Dietrich Fischer-Dieskau, à la beauté unique de ces femmes qui estiment bien à tort qu’elles ont perdu leur jeunesse alors qu’elles entrent dans l’éclat apollinien de la beauté.
Musique et beauté, on se souvient par exemple, à cet égard, d’une interprétation de An die Musik de Schubert par Lotte Lehmann au soir de sa carrière dans un récital d’adieu. Jamais la musique n’aura donné lieu à une telle projection non d’effet immédiat, ce qui n’est déjà pas rien, mais de beauté qui, si marquée par le temps, l’annule par sa singularité de son événement, autrement dit l’impossibilité de son oubli. Bien sûr, le sentiment de la nostalgie nous envahit comme il vient de l’extérieur à l’esprit, mais il conjugue une forme de mélancolie ou de tristesse au bonheur qu’on vient de rencontrer, qui est sans le moindre doute le seul que l’on peut connaître et que la musique parvient à nous donner.
Et voilà que nous confondons notre existence avec la musique en écoutant ces très grands artistes, et nous nous étonnons presque avec les larmes aux yeux de murmurer, de susurrer, de chantonner avec Dietrich Fischer-Dieskau à tous les instants de la journée, que ce soit en se promenant seul dans la nature ou en s’endormant pour une fois sans crainte mais avec délice.
© André Hirt
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