Éros possède deux visages dont on ne sait, lorsqu’on commence à y réfléchir, s’ils peuvent composer. Et en fin de compte, cette fois-ci, on se demandera si ce qui est appelé « la tragédie de Salomé » n’est pas précisément celle-là.
Bien sûr, pour l’histoire de cet épisode, il faut recourir aux textes sacrés, mais aussi, pour nous Modernes, et avant tout pour nous, à Oscar Wilde, et davantage encore à l’opéra fulgurant de Richard Strauss, également, comme c’est le cas de la musique qui à défaut de les inspirer a donné lieu à ces lignes à l’œuvre de Florent Schmitt qui, après plusieurs écoutes comme après d’autres effectuées quelques années plus tôt, mérite le respect, c’est le moins qu’on puisse dire.
Car on ne peut qu’être arrêté, en ayant évidemment l’œuvre de Richard Strauss dans l’oreille, et ce qu’on a dans l’oreille serait dans cet ordre des choses du moins ce qu’on doit considérer comme un préjugé, par l’originalité tonale de Florent Schmitt. Par « tonalité », on voudrait faire mention du ton fondamental de l’œuvre qui débute par une évocation du personnage de Salomé en des termes qui sont tout ce que l’on veut sauf a priori violents ou, en un mot, pathologiques (toujours pour en rester à Strauss, et donc à Oscar Wilde, Salomé exige dans sa frénésie sexuelle d’obtenir la tête de Saint Jean-Baptiste, ce qui une fois acquis donne lieu à un délire érotique à l’égard de la tête déposée sur un plateau…).
L’excellent livret qui accompagne le disque nous rappelle les conditions de la création de l’œuvre de Florent Schmitt en 1907, qui eut lieu juste après celle de Richard Strauss. De même il nous instruit sur les intentions du compositeur tout en livrant quelques considérations sur le contenu et le sens de l’œuvre. À l’écoute, et en suivant les titres donnés par Florent Schmitt aux différentes parties (des « tableaux ») de la partition, on est en effet saisi par l’originalité musicale, dont l’orientalisme affiché ne constitue pas la seule dimension, de ce qui a été conçu comme un « mimodrame » dansé par Loïe Fuller.
Mais il y a l’érotisme qu’expose pas à pas Florent Schmitt. Cet érotisme va du désir naissant au sexe, qu’on appellera ainsi, comme les modernes contemporains, brutalement. Là où Richard Strauss s’inscrit directement dans le sexe pour y éveiller l’érotisme, un peu péniblement cela dit en raison de la teneur pathologique du personnage de Salomé, Florent Schmitt suit plus normalement, dira-t-on, les étapes du désir et du plaisir. Richard Strauss inscrit Salomé dans la jouissance alors que Florent Schmitt sait faire ressentir le plaisir même dans l’extrême. Pourtant, les choses paraissent inversées dans la mesure où l’œuvre du musicien allemand travaille l’éros dans le langage jusqu’à l’écarteler en contournant toutefois, et c’est cela que l’on ressent et qui fait, ce serait l’hypothèse, la force de la partition, le cri. Florent Schmitt, quant à lui, expose une œuvre « muette », seuls des énoncés de « tableaux », avons-nous dit, sont avancés, mais l’auditeur ne les a pas nécessairement sous les yeux (ne sont-ils pas au demeurant bien inutiles et comme surannés ?) dont les paroles sont retenues comme souvent dans l’acte d’amour (lorsqu’elles sont prononcées, ne sont-elles pas comme obligées et convenues, ou alors très banales, comme si l’élément poétique ne parvenait pas à se déployer au présent, et, surtout, comme si la langue ne parvenait pas à naître à elle-même ou du moins se délier). Cela pour faire l’hypothèse qu’éros se tient au milieu du langage, en d’autres termes encore, dans un en deçà de la parole et dans son au-delà, ou alors sur la limite. La difficulté avec le langage est certainement la même que celle qui traverse éros, dans les façons dont nous le vivons ou plutôt dont nous sommes portés et poussés par lui. Ainsi dire l’amour, le montrer ; exprimer son désir et le satisfaire.
L’orchestre de Richard Strauss est colossal, celui de Florent Schmitt est réduit, très réduit et on ne le dirait pas. L’érotisme est de cet ordre, muet lorsqu’il parle, d’un silence rempli d’un langage lui-même désiré, alors que le sexe, au sens qu’on a dit, consomme son bruit. Ce n’est pas que Florent Schmitt soit à cet égard pudique, ou encore étroitement guindé, pas davantage Richard Strauss, autant que l’on sache, n’était pas doté d’une personnalité dévergondée, mais le regard sur la femme Salomé, ou sur Salomé dans la femme est différent. Elle veut quelque chose, qui est autre chose, toujours autre chose, elle ne veut surtout pas ce qu’on lui donne ou ce qu’on est capable de donner. Même Freud ne savait pas ce que voulait la femme (Was will das Weib ?). Salomé est le malheur de l’amour. Richard Strauss le savait. Florent Schmitt ne savait pas davantage ce qu’il voulait et ne désirait certainement pas le savoir.
© André Hirt
La Tragédie de Salomé en version de concert (France-Musique, 2012) sous la direction de Alain Altinoglu :
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