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Erwan Barillot, Arnaud Frilley, Destins russes à Paris, Un siècle au Conservatoire Rachmaninoff, Édition des Syrtes, 2024 (parution le 25 octobre). 

par | 24/10/2024 | Arts, Bibliothèque, Musique

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Ailleurs, ici, le meilleur de la Russie.

Parce qu’il faut un lieu, les migrations et leurs héros le savent mieux que personne. Et il arrive que les lieux se transplantent, certes avec nostalgie, toujours, et parfois, comme par un miracle résultant non d’une intervention divine mais du travail des hommes et de leur génie, ailleurs. Par exemple, exemplairement toutefois, la Russie, ici, à Paris, et déjà au tout début du siècle lorsque le mirage communiste, son illusion disait Freud avec clairvoyance, s’abattait sur cet immense pays et menaçait le monde au point d’engendrer dialectiquement toutes les autres catastrophes du siècle.

Il faut un lieu en effet, car tel est le réel et non l’illusion que donne l’espace. Et le réel trouve lui-même à se reconfigurer là où ne le supposait pas en tant que tel présent. C’est le cas avec ce qui est devenu à travers le Conservatoire Rachmaninoff de Paris, désormais dirigé par Arnaud Frilley, co-auteur du livre, accompagné de la plume d’Erwan Barillot, et dont l’ouvrage constitue le récit magnifiquement détaillé, accompagné d’images et de documents très nombreux, l’ensemble dans une édition très soignée.

S’il y a une certitude qui nous saisit à la lecture de ce livre, c’est qu’on ne vient pas à bout d’une âme, qu’elle soit individuelle ou collective. Car, et tout d’abord, il existe bel et bien des âmes (la preuve, en l’occurrence), et ensuite, au-delà de l’errance qui en raison de circonstances en viennent à les refouler dans des ombres obscures, elles font retour, sortent de leur sommeil qui pour nous avait pris les apparences d’un oubli. Les âmes comme les lieux, les âmes du lieu auront donc dû, comme on sait, ou peut-être pas suffisamment, se déplacer. Le lieu, en vérité, reste sur place, il ne bouge pas, car il ne se confond aucunement avec l’espace.

C’est pourquoi un « bout » de Russie, mais c’est pars pro toto, on a envie de retourner la formule en songeant qu’il faudrait commencer par indiquer le tout avant la partie, se trouve présente ici au Conservatoire russe de Paris, fondé en 1924 par ceux que la Russie – en rayant jusqu’à son nom, qu’on y réfléchisse ! ce nom qu’elle prétend indirectement se réapproprier aujourd’hui par la force – a rejetés. Et bien que le futur Conservatoire ait connu des déménagements au gré des aléas de l’Histoire et des conditions matérielles, d’abord immobilières, l’âme du lieu s’est reconstituée, c’est-à-dire ébrouée et rassemblée comme après un sommeil forcé, empoisonné, jusqu’à se retrouver, presque heureuse, de se retrouver, là, malgré les innombrables exils dont elle-même exilée, fut le support, à Paris.

(Une âme risque de se perdre, comme on sait, dans les errances de toute sorte, dans le mal au pire. Comme ce fut et c’est aujourd’hui le cas, pour la Russie. Comme cela risque d’être le cas aussi, présentement pour l’Amérique, pour la Chine aussi, récemment comme maintenant, pour le Moyen-Orient depuis un moment, depuis les dominations du fanatisme religieux, pour la France peut-être… Mais, en même temps, ce qui il est vrai ne console guère, une âme ne se perd pas, mais se reprend, grâce à des individus qui la réveillent ainsi qu’un Prince qui vient auprès de sa Belle en l’embrassant dans l’espoir de la faire renaître (au demeurant, les auteurs de l’ouvrage avouent que l’histoire du Conservatoire ressemble à celle d’un conte…).

L’âme, ce terme désormais oublié par les philosophes, les écrivains, un oubli qui, à y réfléchir, caractérise, peut-être comme son trait le plus profond, un peu partout le présent, est ce que gardent (la vérité est, on le sait, la langue allemande en a conservé la trace dans le mot Wahrheit qui la désigne, une garde, ce qui protège et préserve) les grands artistes et plus particulièrement, en raison de sa dimension si impalpable comme l’est l’âme elle-même, la musique avec ses compositeurs.

À cette fin, il faut en effet des agents. On le découvrira en lisant ce magnifique ouvrage, qui n’est pas simplement documentaire ou d’ordre historique, mais qui, comme on vient de le laisser entendre, volens nolens, peut se lire dans une dimension presque métaphysique, disons métaphysico-historique. Ainsi du moins l’a-t-on lu personnellement, sans fléchir un seul instant dans sa lecture.

Du reste, l’actuel directeur du Conservatoire et, rappelons-le, co-auteur de l’ouvrage, Arnaud Frilley, sait manifestement qu’il se tient dans un lieu qui, au-delà de son travail et de l’énergie mise à faire revivre et vivre ce lieu en prenant soin de son âme, le dépasse. Et c’est bien ainsi, c’est certainement la seule attitude et la distance exacte qu’il convient d’avoir à l’égard de cette œuvre de toutes les œuvres qu’est ce Conservatoire.

Et, d’ailleurs, qu’est-ce que la Russie, sinon de la musique, une face majeure de la musique ? Le Conservatoire aura vu passer d’innombrables personnages dont l’un, Serge Rachmaninoff a finalement donné son nom au Conservatoire. Rachmaninoff, comme de nombreux autres artistes, ici les musiciens et les danseurs, fut contraint à l’exil. Comme nul autre, cependant, il garda la Russie au plus près de lui, jusqu’en Amérique, au point que son art, profondément russe, incontestablement, se métissa avec l’Europe et surtout le Nouveau Continent. On ne le lui pardonna pas, on veut dire les musiciens d’avant-garde. Mais peu importe celle-ci, l’essentiel est que Rachmaninoff grava son empreinte en chacun de ses auditeurs, et c’est indéniablement encore le cas aujourd’hui, contre vents et marée. Donner son nom au Conservatoire ne fut pas une décision arbitraire dans la mesure, c’est le cas de le dire, où dans la musique de Rachmaninoff repose et s’agite, en même temps, c’est là un des secrets de la sienne, la musique russe partout et jusque dans son exil. Davantage, donner à cette institution ce nom, c’est en quelque sorte déposer en elle l’âme qui lui tournait autour, de telle sorte qu’une fois rentrée par la grande porte d’une institution elle pénètre dans son éternité.

Par les temps qui ne courent en effet de plus en plus rapidement et dans des directions incertaines, ce lieu qui aura connu les passages de Prokofieff, Chaliapine, Glazounov, Alexandre Gretchaninov et de façon très forte et marquante celui de Serge Lifar verra par la suite la venue, entre autres, de Evgeny Kissin et de Nikolaï Lugansky. Dans cette histoire, Stravinsky manque à l’appel, lui qui refusa, dans un moment, qui ne fut au milieu de sa carrière pas le seul, de faire partie du Comité d’honneur du Conservatoire. Comment le comprendre de la part d’un tel génie, si ce n’est par une forme d’insensibilité momentanée qui s’entend en revanche constamment dans sa direction d’orchestre, par une forme de refus de partage émotionnel qui le caractérise, lui et ses attitudes, devant le même orchestre.

C’est alors une histoire en même temps singulière qui se déploie dans ce très bel ouvrage et une sorte d’histoire parallèle à celle qui l’enveloppe, et puis aussi, c’est le plus important, indéniablement, une retour sur soi de l’Histoire qui, à son tour, se combine avec une promesse, que cette âme de l’art russe ne soit pas éteinte pour ceux qui s’en croient les détenteurs et qui sont en réalité ses liquidateurs, agités par la pulsion de mort,  le nihilisme et le mensonge historique, sans parler de la vulgarité. Un seul pas de Serge Lifar, un seul chant du quatuor guidé par Nicolas Kedroff parviennent à conserver cet art vivant et à le transmettre, on l’espère de tout cœur puisque l’institution est parvenue présentement à tout mettre en œuvre à cette fin pour les générations à venir.

© André Hirt

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