La tour du poète Hölderlin à Tübingen
(Photo: André Hirt)
Lorsqu’on parle de musique et lorsqu’on écrit à son propos la notion de critique est engagée. Il est donc nécessaire de s’expliquer à ce sujet.
La question ainsi posée, « qu’est-ce que la critique ? », en l’occurrence musicale, ne manque pourtant pas, surtout pour un amateur, un simple auditeur, de prétention, ou bien, ainsi jugera-t-on encore, de naïveté. Elle fut souvent posée, on n’y a pourtant jamais vraiment répondu. Par conséquent, c’est une bonne raison pour la reposer en suggérant une forme au moins de réponse. Une réponse justement, au sens musical un écho, ou la reprise d’un « reste chantable » qui nous revient, qu’il nous revient de considérer et qu’Opus132 espère développer dans ses contributions littéraires et philosophiques.
À regarder dans le passé, un récent numéro du magazine Classica (n° 236 d’octobre 2021) a célébré « les grandes heures de la Tribune des critiques de disques », la vénérable émission de radio (sur France-Musique). Les personnes de ma génération, dans leur jeunesse, ont ainsi pu s’instruire musicalement, par cette émission en particulier, au contact des nouveautés du disque. Il faut se souvenir, en effet, de la cherté de ces objets que l’on fétichisait en regardant avec envie les vitrines des disquaires qui existaient encore ou dans cette grande enseigne bien connue, à ses débuts, lorsqu’elle n’avait pas disparu sous le poids et le bruit des marmites, des robots de cuisine et des casseroles. C’était aussi bien avant l’étrange pratique, pour un amateur de musique, qu’on y réfléchisse sérieusement un instant, du streaming.
Par le disque, le désir, oui le désir, était de toute part attisé. Les très grands artistes du siècle étaient encore presque tous vivants (ils atteignaient alors, grâce aux enregistrements modernes, une notoriété mondiale), l’objet-disque était soigné (on y revient un peu aujourd’hui dans certaines maisons), les vendeurs étaient avisés (ainsi le patron d’un magasin bien connu et même mythique de Strasbourg m’a fait en personne, alors que je n’étais qu’un jeune étudiant désargenté, découvrir le 3° acte de Parsifal 1951 par Knappertsbusch à Bayreuth dans une de ces cabines d’écoute qui existaient alors), beaucoup de personnes étaient curieuses et cultivées, et puis l’époque était à la liberté, on en a presque perdu le souvenir… Mais cette Tribune de critiques, dont le magazine mentionné ci-dessus a publié des extraits en CD ! Quelle consternation ! Aux interventions au mieux loufoques d’Antoine Goléa (jamais il ne propose, au milieu des appréciations très floues et de pur goût d’un Jacques Bourgeois ou, meilleures, d’un Jean Roy, la moindre remarque pertinente sur la musique elle-même, les arguments sont parfois avilissants pour les artistes, ils sont tous critiques au sens négatif du terme : Antoine Goléa est notre contemporain à cet égard, celui de la critique à l’emporte-pièce, négativement journalistique et prétentieuse, et surtout méprisante du travail en lui-même des artistes ainsi que des conditions dans lesquelles il est contraint de s’exercer). Dieu merci, Armand Panigel, dans un français impeccable qui rectifiait toutes les vulgarités, veillait. Mais il ne s’agissait au fond, derrière quelques apparences d’analyse, que de réactions d’humeur, d’appréciations on ne peut plus subjectives, l’essentiel étant de mettre les rieurs de son côté. Par la suite, l’émission gagna en sérieux et on doit lui rendre justice comme on le doit à ses intervenants. Ça n’était décidément pas mieux avant !
Par ailleurs, il existe évidemment une critique musicologique admirable (le chef-d’œuvre étant, je crois bien, le petit volume Beethoven par André Boucourechliev au Seuil et on n’oubliera pas les magnifiques ouvrages de Bernard Fournier, L’Esthétique du quatuors à cordes ainsi que Le Génie de Beethoven, Fayard), on retiendra la critique comme pratique historico-philosophique de la musique chez un Carl Dahlhaus, une pure critique musicale par Alfred Einstein ou la critique comme interprète, remarquable au demeurant, avec Charles Rosen, la critique philosophique dont les deux extrêmes seraient Vladimir Jankélévitch et Theordor W. Adorno. Il existe assurément bien d’autres formes critiques, on songe aux manuscrits de jeunesse de Günther Anders qui viennent de sortir de l’oubli. Et puis, on s’instruit également à la lecture des magazines de musiques, il n’en existe malheureusement plus que quelques-uns en format papier. On peut, au regard de ce survol très rapides et nécessairement troué par des oublis, revenir aux fondamentaux en se faisant une idée de la musique en lisant Robert Schumann ou Richard Wagner critiques, les livres de E.T. A. Hoffmann et, surtout, les textes de Baudelaire et de Proust.
Justement, une idée.
Autrement dit, qu’est-ce qui n’est pas « critique », qu’est-ce qui n’en relève pas ? Et comment, puisque c’est ce que le terme signifie, juger ? C’est-à-dire produire une représentation correcte, fondée quant à ce qu’on est en train d’entendre et d’écouter de près ? On évitera donc les purs jugements de goût qui ne sont que de l’humeur, des habitudes, des postures surtout et beaucoup de paresse et d’inculture. Bien sûr, personne ne peut éviter, les réactions qui en relèvent, à un moment ou à un autre, par simple réaction, en sortant d’un concert ou en présence de tel ou tel enregistrement. Mais qu’est-ce qui motive les jugements de cette sorte, si ce n’est l’impression qu’ils veulent produire (la pure apparence qui refoule leur apparaître ou leur contenu phénoménal réel), la technicité qu’il s’agit d’afficher très fièrement (le prestige de la virtuosité dont la nature propre est précisément technique et non artistique), au mieux un travail comparatif, mais alors c’est très estimable, à la mesure d’une mesure (d’une norme) qui n’est jamais livrée, qui donc reste indéterminée, dirait le grand philosophe de la Critique de la raison pure et de la Critique de la faculté de juger.
Il s’agit donc de contrecarrer les bruits et les fureurs actuelles. D’abord ceux que propage l’industrie culturelle elle-même, qui étouffent le travail et ce qu’à l’inverse il faut bien continuer à appeler « art » ; ensuite celui du monde comme il va, très mal, parce que le bruit et la fureur sont aux commandes. D’où ceci que le silence attaché si profondément à la musique dans son principe comme son expression mérite qu’on s’y arrête, de même qu’on a à opposer aux fracas l’attention portée aux dimensions du sonore. Le silence, le sonore, la musique, donc.
Un espace est souhaitable pour le langage, le poème, la prose, la philosophie dans le but de contrecarrer au moins pour quelques-uns, qu’on souhaite évidemment les plus nombreux, le siècle qui s’est ouvert et qui dans son fracas est manifestement celui de l’amusicalité. Le paradoxe, pour évident qu’il apparaisse au regard des espaces publics et médiatiques saturés et pollués par les intensités sonores, ne tient pas. Moins que la chute dans le divertissement, qui en tant que tel n’est pas en cause, il en faut bien, mais qui se réserve désormais le terme de « musique », la musique dite « classique » étant devenue une espèce, voire une sous-espèce du genre musical qui triomphe dans les médias, il faut bien constater que hors du domaine mondain de plus en plus retreints, des dandys devenus bien rares et de moins en moins cultivés, les œuvres, par exemple, d’un Bartok, d’un Berg ou d’un Webern sont devenues présentement inaudibles et fréquentés assidument seulement par quelques-uns.
La question réelle, de fond, n’est donc pas celle de l’élitisme, aujourd’hui conspué sur des modes douteux de partout, mais la relégation. Et ce ne sont pas les festivals et les abonnements annuels aux saisons musicales qui modifient la situation. Car, plus décisif est que la musique dite « classique », parce qu’elle demeure, quoi qu’on dise de tous côtés et de toutes les manières, matricielle pour la pensée en ce qu’elle porte, même étouffée (et cet étouffement fait partie intégrante d’elle, c’est lui qui est toujours à considérer et à penser) l’utopie à la fois métaphysique et existentielle dont parlaient au siècle dernier, entre autres, Ernst Bloch et Th.W. Adorno.
Ce qu’on entend, c’est en effet l’amusicalité, c’est-à-dire le bruit du présent, le présent comme bruit puisque les deux termes sont devenus synonymes, puisque seul le bruit, ou la communication, désormais existe parce que lui seul est parvenu à l’existence. Le silence, en revanche, doit être reconquis pour rendre et offrir à la pensée sa propre qualité ainsi que la disposition de soi.
Opus132 voudrait suggérer un abord des œuvres, puisque la question repose sur une difficulté perceptive, qui se fasse en fonction d’un autre critère. On le formulera, sans en cacher les difficultés internes comme les tensions, dans le mot de pensée – certes général, grandiloquent même, mais y en a-t-il un autre disponible, autre que goût, opinion, avis, etc. pour prendre en écharpe les intentions qu’il porte ? – en adoptant pour prémisse que la musique, comme tout autre forme artistique, mais avec la spécificité de son évanescence, de l’absence de figuration et d’objet, pense. La musique porterait ainsi du sens, sans que la moindre signification puisse lui être précisément et indéfectiblement attachée. Du bout des sens jusqu’à l’élaboration d’une idée dont on ne trouve aucune représentation sensible réellement adéquate, en passant par des élans, des désirs, des nostalgies, des pulsions ainsi révélées car mises en forme, de simples poussées qui entraînent le corps dans la danse comme dans le repos, la pensée est ce mouvement qui opère un rassemblement subjectif du corps et de l’esprit, des désirs comme des états voilés et cachés de ce qu’il faut bien désigner par ce très vieux, mais si précieux, mot d’âme. Ce sens rassemblé des sens dans une pensée se ferait en raison de son aimantation à ce à quoi la pensée, outre les autres arts, dans la poésie, dans la « littérature » comme dans la philosophie tendrait dans sa tension la plus extrême.
Et lorsque la question serait posée de ce que cette pensée penserait ou pourrait bien penser, on évitera de répondre par une formule attendue, ce qui au demeurant est le négatif de toute pensée (il n’en n’existe pas, contrairement aux pratiques contemporaines, de formule). On préférera le jugement d’un Wittgenstein : telle musique montre la pensée, elle est même parfois dans ses plus hauts moments au plus près telle pensée. Et que montrerait-elle de ce qu’elle ne peut verbaliser ou traduire ? Appelons cela le musical, comme il existe en poésie un poématique, autrement dit ce qui est musiqué comme ce qui est poématisé. Ce contenu, indéniable au regard des « pensées » et des émotions qu’il suggère, demande à être non pas traduit, parce que c’est en toute rigueur et honnêteté impossible, et même contradictoire, mais suivi, poursuivi, on disait « romantisé » à Iéna vers 1798-1800, c’est-à-dire encore infinitisé, essayé à la mesure de la pensée dont le trait assurément fondamental est celui de l’horizon infini qui transcende chacun d’entre nous tout comme il le fait de notre humeur et de notre goût. Ce suivi, cette suite, cette infinitisation et cette romantisation, voilà notre affaire, celle de la pensée, dans les livres, les enregistrements, parfois les concerts. Qu’entendons-nous des Sirènes ?
C’est donc dans l’évidence et tout naturellement que Opus132 ouvrira de nouvelles rubriques dans le but de mettre en avant textes et livres de nature littéraire, quel que soit leur genre, et philosophiques à la condition qu’ils manifestent leur soustraction à la mode et aux facilités. Ainsi, on se réjouira de promouvoir d’une manière ou d’une autre les ouvrages exigeants qui doivent leur raison d’être à la même poussée que celle que produit la musique et avec laquelle la parenté est si étroite. Enfin, on sera attentif aux images peintes et photographiées qui opèrent une percée dans le regard de la pensée.
© André Hirt
Août 2023
Opus132
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