Des doigts, oui, de fer c’est certain, mais d’abord un visage. Et que seraient ces mains sans celui qui les traverse, les illumine et les projette ? Sans doute, à la condition que ce visage soit lui-même éclairé de l’intérieur comme on le voit dans certains profils grecs où Hegel reconnaissait l’esprit. Ce n’est pas assez, car ces plans, ces points de vue et ces conditions qui se déterminent les unes les autres, les mains, le visage, l’esprit, ne sont que l’émanation d’une forme qui s’est élaborée dans une existence et qui a pour contenu et non seulement pour apparence la beauté. Pour contenu, c’est-à-dire la profondeur. Et pour remonter celle-ci à la surface du visible, de l’audible et du palpable, en l’amenant au monde, il faut en effet des doigts d’acier, qu’Annie Fischer, outre sa beauté propre, de face, de profil, avec ces cheveux en chignon impeccable comme il se devait jadis, imperturbable, concentrée, en retour habitée et musicalement incorruptible (il ne s’agit pas de faire plaisir, ni même d’en donner, ce qui n’est pas encore la musique, mais de donner à entendre quelque chose qui la devance, l’annonce et parfois en réalise presque la promesse).
Bien sûr, plus personne ne sait qui elle était. Ce que pourtant, parmi quelques autres figures du même ordre et dans le même ordre de choses, elle demeure encore, ça et là, dans quelques mémoires d’écoute. Ainsi, Annie Fischer. Une figure musicale bien mystérieuse dans ce magnifique visage. Pourquoi « mystérieuse » ? Si ce n’est une allure qu’on ne dira pas reconnaissable, comme c’est le cas de Glenn Gould, d’Horowitz ou de Gilels, mais qu’on qualifiera, en cherchant bien ses mots qu’en définitive on ne trouvera pas, peut-être en balbutiant seulement, d’inouï, pour dire au sens strict, non pas quelque trait formidable, une virtuosité (c’est-à-dire la vulgarité) ou le panache de la jeunesse (l’immaturité), les deux sans profondeur, si l’on préfère. Il faut tout à l’inverse avoir connu autre chose que la musique elle-même pour devenir musicien (et c’est vrai en toute chose et pour toutes les pratiques, des médiations sont nécessaires qui sont comme des distances prises et des regards lointains qui seuls ouvrent et offrent des perspectives), ainsi les livres (et les meilleurs, pas ceux exclusivement du temps), les amours (au pluriel), les déceptions (nombreuses), quelques succès (mais ils ne servent pas beaucoup, peut-être même à rien car le sens apparent provient de l’extérieur et même d’un dehors qui n’a rien à voir avec la personne à laquelle ils s’adressent).
La force de quelqu’un, comme ses capacités de résistance à tous égards, on n’en peut déterminer l’origine ni en produire la moindre conjecture quant à leur efficace. À ces traits si singuliers, s’ajoutent ceux, propres, d’Annie Fischer : née hongroise en 1914, décédée en 1995 sans que, hélas, on ait soi-même pris conscience qu’on était contemporain d’une pareille personnalité, qu’on aurait dans l’absolu pu croiser, à qui on aurait, avec le recul, tellement eu envie de dire quelques mots, non : d’entendre de sa part quelques mots prononcés. Juive, elle quitta la Hongrie et se réfugia en Suède. Elle en revint, sans doute par amour du pays, de son mari (quelle chance !), malgré le régime communiste qui ne la considéra pas à son rang, ou ne le voulut pas, pour des raisons qu’on ignore, mais on se doute bien qu’un caractère souverain et incorruptible a dû jouer.
Il est devenu presque inconvenant de parler de beauté. La notion est démodée, prononcer le mot suscite des regards amusés et consternés, mais l’opération d’oubli ou de refoulement d’une époque se révèle davantage comme un symptôme que comme une réalité et encore moins une vérité. Or, une Idée consistante ne se laisse pas facilement user par des habitudes prises ou des négligences. De quoi s’agit-il dans la beauté ? De ceci, qu’Annie Fischer dans sa présence physique rappelle – c’est la raison des quelques lignes qu’on lui consacre –, une présence éduquée, tenue, élevée, en un mot formée, et que son jeu pianistique exprime au plus haut, à savoir que la beauté se remarque par le contour d’une limite. Il s’agit de celle qui barde l’expression et confère une dimension réelle, mesurée, à la pensée. Et par le terme de « mesure », on n’entend pas exclusivement quelque sobriété introduite et ostensiblement déposée, souvent très artificiellement, dans l’expression, mais on veut entendre comme voir une forme en vérité à l’extrémité de sa tension, prête à éclater, c’est du moins l’impression laissée, sans jamais donner lieu à ce qui ne serait jamais qu’une défloraison.
Il existe une beauté, qu’on qualifie ainsi, très courante, celle d’une jeunesse éclatante. Certainement, mais il ne s’agit pas d’elle en l’occurrence. À la différence de cette beauté en réalité convenue en ce qu’elle s’offre spontanément à tous les yeux, en s’abandonnant comme une fleur fraîche pour on ne sait quelle raison si ce n’est qu’il y en a une, qui n’est donc pas gratuite, qui n’est pas donnée, la beauté qui transparaît dans les gestes, le maintien du buste et de la tête, comme dans l’expressivité musicale d’Annie Fischer dessine et souligne la limite dont on veut parler, celle qui dans un contour a embrassé une expérience, ainsi qu’il arrive à une ride magnifique, semblable à une œuvre d’art qu’aucun peintre, sauf les plus grands, n’aurait su deviner, celle encore qui se tient au bord de sa disparition et qui le sait, la beauté en vérité qui vous saisit sur le visage d’une femme qui a su laisser s’épanouir l’intégralité de son être, c’est-à-dire non seulement ce que la nature lui a prodigué, mais qui a su en soigner la manifestation, en sachant que rien ne l’accomplirait, en laissant tout au contraire cette dernière témoigner de sa fragilité au cœur même de la matérialisation de la force qui l’a suscitée en lui donnant l’existence. Et c’est en toute rigueur pourquoi sur cette beauté on ne déchiffrera rien d’effrayant, pas même de « terrible » en son « commencement » ainsi qu’une mauvaise doxa, faussant au passage le propos de Rilke, l’a promu au rang de cliché.
Conséquemment et très concrètement, en termes artistiques, on ne reconnaîtra pas dans l’art d’Annie Fischer, au-delà de ses capacités techniques, la moindre recherche de la perfection. Parfois, il est vrai, des risques, qu’on devine être des embardées comme la passion l’exige en se traduisant physiquement dans des rougeurs du visage, du cou et de la poitrine. Bien plus rigoureusement on s’inclinera devant l’intensité comme fourrée dans le cœur des notes, toutes attachées, liées avec une poigne de fer comme on dit et ainsi qu’on l’a relevé, ce qui autorise alors la plus grande poésie, celle qu’on entend, on pèse ses mots, comme nulle part ailleurs dans ses concertos de Mozart, par exemple, mais tous ceux qu’Annie Fischer a enregistrés sont de la même veine, le 24° avec le New Philharmonia Orchestra dirigé par Efrem Kurtz dans lequel on entend, en plus(c’est-à-dire qu’on y pense irrésistiblement), par contraste abyssal avec le cours de l’Histoire, la catastrophe qui a touché les juifs, le contraste rassemblant à lui seul les raisons même de la musique et auxquelles on peut s’attacher, même dans sa propre existence, comme à un dernier secours lorsque toutes les amours sont déçues, les amis morts, et que les dieux ont détourné leur regard et sont devenus ou bien indifférents ou même impuissants.
Et dans ce refus de la perfection, qui constitue peut-être le grand art, ou son secret, son idiosyncrasie en tout cas, on doit reconnaître la justesse de la remarque de Maurizio Pollini, l’admirateur d’Annie Fischer, selon laquelle moins on a d’idées musicales et plus on a de chance de jouer sans faire de fausses notes… L’absence d’idée, on l’a reconnue, est trahie par la virtuosité. En revanche, on comprend qu’il ne suffit pas de jouer de fausses notes pour se croire un immense artiste. La fausse note est justement la beauté même, elle se tient sur elle comme sur la limite, elle est cette limite, un peu au-delà, pas trop, un peu à côté, mais pas trop – en vérité elle dessine la limite en lui conférant sa vibration. Le grand pianiste de la limite est, encore, pour notre temps, Maurizio Pollini.
C’est dire en même temps que cette limite est autant tournée vers l’intérieur dont elle se nourrit que vers l’extérieur et nos regards, tout en faisant s’évanouir, jusqu’à mourir au fur et à mesure de l’intensité de son expression, son origine comme son contenu. C’est pourquoi la beauté se remarque par une sorte de coupure, elle s’y exprime dans un cerne, autrement dit quelque chose d’indiscernable qui n’est jamais qu’une séparation d’avec on ne sait quoi et qui la rend en effet mystérieuse.
Le mystère n’empêche pas, pas davantage que la musique elle-même ce qu’on pourrait appeler l’introduction de l’image dans la musique. À la condition, évidemment, de préciser plusieurs aspects contradictoires : sans parler de l’approche la plus commune de la musique qui y cherche quelque descriptivité, d’une part, on estime, et on n’est pas loin de le partager, que la musique se détourne, pour être telle, de l’image (cela est vrai), mais d’autre part il n’est pas moins certain, quoiqu’avec une évidence qu’on dira moindre, qu’elle vise et donc cherche une image, de celle qui n’aura jamais été vue et qui fera se briser ou éclater toutes celles qu’on appelle de ce nom, on songe à la vue du Paradis, ou d’abord à une rédemption, ou plus simplement à ce que serait le bonheur qu’on n’a jamais connu. Or, dans les Mozart d’Annie Fischer, sans la moindre religiosité, sans quête mystique, sans quelque idéologie que ce soit (on songe à la rudesse des interprétations mozartiennes sous le joug communiste), sans le vide (le creux) qu’on entend beaucoup dans bon nombre d’exécutions actuelles, on entendpoindre une image. Mozart semble prendre figure, si par ce dernier terme on parvient à concevoir l’écran ou la porte d’un ailleurs qui serait là, tout à côté, à portée de main, qui vous touche et presque vous embrasse.
Et cela devient plus évident encore avec ce 3° concerto de Bartok (sous la direction d’Igor Markevitch), qui n’a pourtant rien à voir, selon l’étiquette, avec Mozart, mais qui fait entendre la mort dans laquelle étrangement, au fond abyssal de l’immensité propagée, il n’y a en réalité rien de mort. Ni mort, ni rien, et voilà l’image, proche il est vrai de l’angélisme, cette dimension de la limite, de ce qu’on entend et qui paraît si inaudible, de visible et qui se présente comme l’invisible.
À l’instant, on songe afin de préciser pour soi-même ce qu’il faut comprendre par ce sens de l’image, et en revenant à Mozart, sans le piano cette fois-ci, au 15° quatuor à cordes, à cette œuvre qui nous revient si souvent, dans lequel le deuxième mouvement, andante, ne propose rien et qui est comme la leçon de ce qu’on veut avancer au sujet de l’image. À son propos et quant à son contenu, on ne dira pas qu’il n’y a rien, mais qu’ il y a rien, c’est-à-dire l’image, et qui en réalité comme en vérité est éblouissant. On l’appellera l’éblouissement, ce mot si proche de ce qu’est la musique, à l’écart des images connues, et convenues, et si pénétrée par cette image qui est celle de la beauté, et qu’Annie Fischer, par la sienne propre, avec quelques autres, nous révèle.
Ce qui s’avère éblouissant et qui caractérise cette image pourrait, au titre de simple approche, être converti dans les termes suivant : elle montre l’ailleurs, qu’on ne voit pas, dont elle provient et auquel elle retourne aussitôt avec une vitesse fulgurante. Insaisissable, cette image, ou cette beauté a pour condition positive, qu’on a tort d’estimer négative, le voile de sa manifestation. On se rappelle à l’instant ces mots de Goethe annonçant à Zelter la parution des Affinités électives, et on y entend en même temps, par-delà l’espace et le temps, la musique d’Annie Fischer, sa beauté même : « De quelque façon que mon nouveau roman puisse vous toucher, acceptez-le amicalement. Je suis convaincu que le voile dont il se couvre, tout ensemble transparent et impénétrable, ne vous empêchera pas de déceler ce que j’ai voulu proprement y décrire ». Tout ensemble transparent et impénétrable…
© André Hirt
(À l’écoute), Annie Fischer joue le premier concerto de Chopin (on peut sauter l’introduction orchestrale, le son étant très mauvais, et écouter comme regarder Annie Fischer à partir de 4’40) :
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