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Beethoven, composer (avec) la surdité

par | 12/02/2024 | Classique, Moments musicaux, Musique

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Le temps mesure-t-il les choses et les êtres, peut-on compter le temps, lorsqu’une énergie circule par saccades sous la couche de musique jouée, ménageant un intervalle d’absence, ou de mise en sourdine, intense instant qui n’est peut-être pas existence mais forme d’être autre ? Cet intervalle au bout duquel surgit une forme de musique, peut-être un fragment, la continuation de cette musique présente en surface et qui poursuit son acheminement. Cette musique que les instruments résonnent, offerte au monde, a-t-elle conscience de l’existence de ce mouvement souterrain enfoui dans ses limbes, qui la reprend au bout d’un temps si précis qu’il en est substantiel, vital, pour la survie de l’écoute ? Comme si l’on entendait la vie intérieure de cette musique sans qu’elle ne se doute d’être habitée. Et, l’écoute elle-même ne soupçonne pas qu’elle hante un lieu intérieur, elle n’entend pas la musique en surface. Et pourtant, cette musique se poursuit et l’écoute sait que quelque chose résonne quelque part.

Parlerait-on ici de la surdité même ? Le rythme heurté des œuvres de Beethoven, qui jouent de trilles vertigineux, n’est pas la traduction d’une fureur intérieure qui s’assourdit elle-même. Il se définit, entre autres, par des instants de décompression souterraine qui acheminent la musique dans ce que l’on pourrait nommer le revers de l’écoute. Comme si sa paroi interne était désormais le lieu hanté par la musique. Il s’agirait d’entendre la gestation du silence, qui n’est aucunement l’absence ou l’oblitération de la musique, mais l’intense disponibilité d’une écoute absolue.

Ainsi, la musique de Beethoven s’écoute essentiellement lorsqu’elle habite ce lieu de retrait. Celui-ci requiert une discipline d’écoute très exigeante car il sollicite un effort qui se transcende. Au bout de l’effort d’écoute, non pas uniquement la résolution d’une énigme qui concernerait l’être et le monde, mais la rencontre avec la musique en pleine naissance. Cet instant originel que le silence prend en charge d’écoute et qu’il crypte car il donne accès au pouvoir d’une nouvelle Création. Rencontrer la musique en train de naître, c’est façonner la pensée.

Qu’advient-il de la musique en surface, elle, qui continue d’être jouée ? N’est-elle pas impactée par ce travail en profondeur, cette rencontre originelle qui bouleverse et remue toute une humanité ? Pourrait-elle raisonnablement ignorer tout cela et bénéficier, malgré tout, des apports essentiels d’un tel creusement, comme si un acte magique surgissait ? C’est pourtant ce qui se produit, car cette immersion, voire plus précisément, cette catabase de l’écoute dans le silence constitue un instant sacré, autrement dit, un instant dont seul l’initié porte le secret. L’acte magique qui concerne la musique en surface, c’est la possibilité de se continuer, de poursuivre son acheminement, sans quoi, elle courrait le risque du mutisme et de l’insignifiance.

Là repose le caractère définitoire de la surdité, qui est, d’une part, la forme la plus accomplie de l’écoute lorsqu’elle prend le risque de se retourner dans le silence, et d’autre part, la forme d’une ignorance de la musique sur elle-même. Certains opus paraissent pourtant échapper à cet antagonisme. Par exemple, le XIV quatuor à cordes, Opus 131, poursuit un continuum rythmique vif et délié, parfois même plus apaisé car moins heurté que dans les autres œuvres de Beethoven, et ne semble tolérer aucun sursaut. Il paraît mener avec entêtement un mouvement intimement logique, comme une forme de préservation. L’on pressent sensiblement que la musique souhaiterait bifurquer, bondir, mais elle est retenue dans le giron d’un mouvement sécurisant. On dirait que la musique se préserve d’elle-même, et l’on pressent cette fébrilité qui contient une pulsion prête à imploser.

Il faudrait alors nuancer l’impression d’apaisement qui émane au premier abord de l’écoute de ce quatuor, et parler plutôt d’une tyrannie maternante, comme l’on parlerait d’une paix armée. Que devient dès lors cette énergie intrinsèque réprimée qui fait malgré tout retour et ne se résigne pas au retrait ? Elle finit par surgir dans un andante molto cantabile qui génère une sorte de détraquement, de déroute, ouvre des orientations variées, mêlant adagio, andante, allegretto. C’est donc lorsqu’elle adopte un rythme chantant, faisant, par conséquent, résonner une possibilité de voix qu’elle relâche son emprise. Ce rythme chantant peut être le signe que la musique s’est trahie elle-même car l’apparition du cantabilepourrait figurer la célébration, par la musique elle-même, du triomphe de son hypercontrôle et de l’acquisition d’un rythme sécurisant qu’elle croyait immuable, comme si le monde l’avait lui-même inscrit dans les rouages de son fonctionnement. Ou, peut-être, ce rythme chantant serait l’émergence d’une voix en devenir qui exige de s’exprimer pleinement. Ce serait alors la forme d’intrusion, de forçage, de la musique scellée jusque-là. Ce serait là l’impossibilité de la surdité qui serait suggérée. Il y aura toujours quelque chose à entendre, comme il y aura toujours quelque chose qui hante, rendant impossible la solitude.

 © Sara Intili.

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