« – Dans la solitude, soit une foule pour toi-même, recommandait Tibule. La Vertu, dit Antisthène, se satisfait d’elle-même, sans règles, sans mots, sans actions. De nos jours nous avons des millions de gourous qui nous apprennent à nous tenir sur la tête… à faire de la méditation transcendantale, à nous faire péter les neurones à la mescaline, à lire le Livre tibétain des morts, à chanter namiongorengetio… à échapper à l’horrible ennui qui nous amène à nous ronger les ongles et à ne craindre ni espérer le jour dernier. Mais où vont les esprits et d’où viennent-ils ? Les choses que construisent les humains sont sans rapport avec ce qu’est un humain : des machines, des labyrinthes de rues, des annonces classées, des water-closets, des constitutions. Et les choses qui ont toujours été là (on l’espère), comme les nuages, les rochers, le ciel et l’eau, sont sans rapport direct avec les vies humaines qui s’agitent en leur sein comme d’impénétrables fourmis. La prise en compte dans les arts de la misère urbaine et de la déliquescence des banlieues à la dérive n’a rien changé mais semble en fait éloigner encore plus l’esprit de la matière spirituelle. [La sombre indépendance du paysage et de l’horizon cosmique vis-à-vis de la conscience et du travail humains] instille en moi la peur que quelque chose ne manque radicalement à ma propre composition. Nous pourrions tout aussi bien ne pas être là du tout. C’est ce fait-de-ne-pas-être-là qui m’attire dans la musique ; et pourtant, quand elle est assez puissante, elle nous inspire l’être-là profond et contradictoire de tout ce qui est humain. Cette force est si proche de l’étrange glue qui tient et colle tout ensemble, hors de toute compréhension, que nous nous heurtons à une terminologie démoniaque pour l’expliquer. L’interprétation de Beethoven* par Klemperer en est le meilleur exemple. Les danses macabres de Stravinsky s’en inspirent aussi. L’auditeur, complètement soustrait à lui-même, ouvre la porte de sa vie au démon. Les baigneurs nus du bord de mer de Matisse se contorsionnent avec une gaieté ensorcelante, provoquée par la terrible danse qui a lieu dans les couleurs brillantes et pures d’un midi accablant. La connexion se fait entre le cauchemar et la lumière du jour. C’est le bruit inaudible d’un esprit d’enfant qui se crispe pour résister aux coups soudain que frappe la vie. Puis Hamlet commence à penser que la fortune a de meilleurs conseillers que nous et que, comme disait Ménandre, le hasard prend de meilleures décisions que nous. »
Dambudzo Marechera, Soleil noir (1980), trad. Xavier Garnier et Jean-Baptiste Evette, éd. Vents d’ailleurs, 2012, pp. 171-172. Entre crochets, passage que nous avons retraduit, la traduction comportait une erreur.
* Notons, à titre anecdotique (ou non), que l’hymne national de la Rhodésie du sud (devenu Zimbabwe en 1979) – État éphémère mais notoirement ségrégationniste et accessoirement pays de naissance et de mort de Marechera (1952-1987) – est une reprise du célèbre et dernier mouvement de la IX° Symphonie de Beethoven
Contribution et présentation Vladeck Trocherie.
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