Lettre de prison
de Rosa Luxemburg
à Marta Rosenbaum
Wronke, Mars 1917
Ma chère petite Martha, mille fois merci pour les fleurs, la lettre, les cartes, les friandises, pour toute votre bonté et votre affection. Je ne vous ai pas écrit parce que j’attendais l’occasion et la possibilité de me laisser encore une fois librement aller. Vous avez vu et senti à quel point votre chère visite m’a fait du bien ! Hélas ! hélas ! j’apprends que vous avez attrapé un mauvais rhume pendant le voyage de retour et que vous n’arrivez pas à vous en débarrasser ! Comme je regrette que ma joie se paie par de tels sacrifices ! Et chez vous chaque incident de ce genre paraît se prolonger obstinément comme les douleurs au bras de l’an dernier ! Si la chaleur et le printemps venaient enfin ! Sûrement cela vous ferait du bien tout de suite, comme à moi. Vous ne pouvez vous imaginer avec quelle nostalgie j’attends le printemps, et combien j’en ai déjà assez de l’hiver ! J’ai les nerfs tout simplement exaspérés par l’éternel hurlement du vent glacé, que l’on entend sans doute mieux ici qu’à Berlin. Mais peu importe, ici aussi il suffit d’attendre et de laisser les lois de la nature accomplir leur œuvre. Quand je fais ma promenade quotidienne en longeant mon éternel muraille, je me représente souvent en esprit la campagne de Südende, je m’imagine que je m’y promène, ma pensée suit très exactement le chemin – vous savez que chaque buisson, chaque brin d’herbe m’y sont familiers. Maintenant je bifurque après le pont vers la prairie ; là, les premiers tussilages doivent fleurir, plus loin le sentier étroit passe entre deux haies ou poussent une quantité de fleurs des champs – de petites créatures tout humbles que je ne découvre qu’en me penchant très bas vers le sol. Là fleuriront bientôt les premières petites étoiles blanches des mourons. Puis, à travers champs, vers Lankwitz, où le long d’une vieille clôture démolie les premiers lamiers rouges éclosent déjà. L’an dernier, je crois que j’ai trouvé là, en mars déjà, un bouton d’or. Cette fois-ci, tout est sans doute en retard ! Mais j’imagine les choses de manière si vivante, de même que je marche ici presque les yeux fermés, que je deviens presque gaie et me prends à sourire involontairement. Il est vrai que cette fois-ci vous avez orné ma chambre d’une telle abondance de fleurs qu’on dirait le printemps ! Je ne sais vraiment pas comment je puis vous remercier pour tant de bonté et d’affection ! J’espère désormais vous voir plus souvent. Nous allons en effet changer le mode de visite et nous revoir de préférence deux fois par mois plus brièvement (environ deux heures de parloir). J’aurai sans doute plus d’entrain chaque fois, quand les intervalles de solitude seront moins longs. Cette fois-ci l’attente me fut assez dure. Mes nerfs se remettent, se détendent à chaque rencontre, et ainsi j’espère, si cela vous est possible, recevoir deux visites par mois. J’espère alors voir tour à tour vous, Mathilde J., Luise K. et Sonia aussi, si elle est revenue de cure. C’est évidemment un grand sacrifice que j’exige de vous, mes chers amis, mais je me sens parfois toute meurtrie, lorsque je reste si longtemps seule, et je bénis chaque minute que je puis passer avec des amis. Il faudra d’abord convenir à l’avance des détails concernant les prochaines visites avec la direction. Quel plaisir m’ont fait les programmes de concerts et le mot de votre mari ! Je n’ai malheureusement pas encore eu l’occasion de l’entendre – quand je suis en liberté, j’ai si rarement de temps pour ma vie personnelle –, mais je m’imagine que je suis assise dans l’intimité de votre chambre – toutes vos pièces me sont si chères, si plaisantes –, dans un profond et confortable fauteuil, vous à mes côtés, et que nous écoutons Beethoven ou Hugo Wolf. Il faudra bien que cela se réalise un jour ! Nous devons seulement tous avoir de la patience. Dans le calme mortel de la période qui précéda le début de la guerre, l’impatience était la vertu suprême, hélas ! bien trop peu pratiquée. Aujourd’hui, nous devons avoir de la patience envers l’histoire – je veux dire non pas une patience inactive, trop commode, fataliste, mais celle qui engage toutes les énergies et ne se laisse pas abattre lorsqu’elle paraît mordre sur du granit, et qui n’oublie jamais que la brave taupe de l’histoire creuse sans cesse, jour et nuit, jusqu’à ce qu’elle perce à la lumière. Très chère petite Marta, pour aujourd’hui adieu, écrivez très bientôt encore, quand ce ne serait que quelques lignes. Je voudrais savoir comment vous allez. Je vous embrasse très affectueusement et envoie mille souvenirs aux vôtres, à Kurtchen ainsi qu’à sa femme.
Votre Rosa.
© In Rosa Luxemburg, Herbier de prison, éd. Muriel Pic, trad. Claudie Weill, Gilbert Badia, Irène Petit et Muriel Pic, Héros-limite, Genève, 2023
Ou la première édition où est parue cette traduction de la lettre :
© Rosa Luxemburg, J’étais, je suis, je serai ! Correspondance 1914-1919, trad. Gilbert Badia, Irène Petit, Claudie Weill, sous la direction de Georges Haupt, François Maspero, Paris, 1977.
L’image de l’herbier est extraite de l’édition de 2023.
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