On l’avoue volontiers, on ignorait tout d’Eduard Tubin (1905-1982) et de sa musique, ce qui n’est pas le cas de la (très) grande Grazina Bacewicz (1909-1969) dont on a déjà parlé dans Muzibao et évidemment de Witold Lutoslawski (1913-1994) qui est, quant à lui, universellement célèbre. L’aveu se fait presque avec plaisir puisqu’il n’est que la manifestation joyeuse d’une découverte, ne serait-ce que par cette unique pièce présente dans ce disque très inventif, finement composé, comme c’est souvent le cas avec le label Alpha.
L’Estonie pour le premier, la Pologne pour les deux autres sont à l’honneur, par des temps historiques qu’un même agresseur menace de nos jours une fois de plus, compulsivement, pathologiquement. Et malgré toutes les illusions rétrospectives suscitées par les après-coups ou les fantasmes, il n’est guère possible de ne pas entendre dans ces musiques ce qu’on peut appeler des échos menaçants de ce qui arrive, ou du moins qui risque probablement d’arriver, des échos qui résonnent depuis le passé douloureux à travers toutes les dimensions du temps qui, en l’occurrence, se mélangent aux tonalités de la crainte.
Kratt (1961), d’Eduard Tubin, par ailleurs compositeur de dix symphonies qu’on va de ce pas s’empresser de découvrir, est une suite tirée d’un ballet du même nom créé pendant la guerre, lorsque les forces jumelles du mal se partageaient le pays de Talinn. Et qu’entend-on ? La violence menée jusqu’aux sons de la musique, c’est-à-dire le son accusé, déplié dans les douleurs qu’il exprime. Les à-coups de la musique, les accords plaqués comme un ciel qui tombe, l’énergie étrange de la souffrance. Toutes ces rugosités d’origine épique ne cachent pas, et ne font surtout pas oublier, un art véritable, une grande maîtrise de l’orchestration (on songe à Prokofiev et aussi parfois, à Chostakovitch évidemment, même si ce dernier recouvrait le désastre historico-musical par la doublure d’ironie féroce et de sarcasmes).
Le niveau sonore retombe dans les trois autres morceaux proposés ici, mais guère l’intensité et la profondeur. Les instruments autres que les cordes se taisent. C’est alors la nudité de la douleur, accompagnée par la consternation, qui forme la crête de l’expression. Cette musique est de désolation. Les trois pièces pour cordes se font en effet écho et, à l’écoute, semblent passer les unes au fond des autres pour partager l’effroi qui les habitent et manifester la solidarité des désespérés de l’Histoire. Cette musique possède une beauté quasi insoutenable. Avec elle, la musique touche à sa limite, entre l’exaltation de l’expression qui accompagne la catharsis et le déchaînement de l’expressivité sauvage et mortifère.
Ce disque, par ailleurs finement présenté dans sa matérialité par Alpha, est de ceux qui ne s’oublient pas parce qu’ils possèdent un pouvoir de hantise.
© André Hirt
À l’écoute (Youtube), la Suite du ballet Kratt :
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