Opus 132 | Blog

Musique, Littérature, Arts et Philosophie

(Note de lecture) Lukas Haselböck, Rendre audible l’inaudible. Sur la musique de Gérard Grisey, trad. Martin Kaltenecker, Contrechamps éditions, 2023, 28€.

par | 31/10/2023 | Contemporaine, Littérature, Musique, Notes de lecture

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

L’histoire de la musique n’est pas figée. À l’inverse, sa continuité n’est pas davantage un calme déroulement chronologique. On veut dire que la musique ne passe pas devant nous comme une caravane. Elle surgit plutôt de nous comme des choses. Et c’est de cette musique qu’il est question, qui ne se distingue pas de sa propre expérimentation. À la fin qui n’en est pas une, seulement un moment nouveau de relance, elle constitue une expérience qui se révèle être également celle de chacun, si du moins il se décide par liberté, par esprit tout ouvert, à écouter.

C’est en effet l’écoute, dans toutes ses dimensions (car il y a des dimensions de l’écoute comme il en existe dans l’espace, des degrés et également des seuils), qui fait l’objet de cet ouvrage de Lukas Haselböck, un travail admirable d’érudition, mais que le néophyte doit considérer un peu de l’extérieur, impressionné qu’il est par le savoir déployé.

On ne se permettra ni de commenter ce savoir, évidemment, encore moins d’en juger la pertinence, qui doit être réelle. Mais ce qui retient l’attention de l’amateur, d’abord celui de la musique de Gérard Grisey (pour rappel 1946-1998), c’est la convocation de l’écoute que cette musique non seulement requiert, mais exige, d’où le titre de l’ouvrage, Rendre audible l’inaudible. Car la musique, c’est le cœur de toute la réflexion, du moins s’agit-il de l’effet majeur de la lecture, réside dans l’inaudible. Et il s’agit de revenir à lui afin de suivre les étapes du déploiement de la musique, ce que les considérations techniques révèlent et que l’écoute confirme. Ce qui apparaît alors, c’est la naissance et le développement de la forme dans le temps, ou le temps comme forme et au préalable comme formation de la musique.

Ces études fouillées, les comparaisons proposées avec d’autres œuvres, celle de Ferneyhough en particulier, ces considérations d’une très grande richesse qui renvoient certes à des perspectives musicales, mais également philosophiques, méritent qu’on les poursuive. (Au demeurant, La Condition postmoderne de Jean-François Lyotard et l’œuvre de Gilles Deleuze se font reconnaître comme un fil conducteur du livre après avoir posé les principes fondamentaux du travail, depuis son titre qui renvoie à l’auteur de Mille plateaux, jusqu’à l’expérimentation chère au philosophe du Différend.) C’est pourquoi, cet ouvrage est en réalité une véritable somme musicale, dont l’entrée principale serait celle de Gérard Grisey.

Ce qui pour l’amateur s’entend tout de suite, et l’amateur est celui qui compte, sinon la musique, à contrecoeur, s’enferme ou s’enfermerait dans les salles obscures des universités, c’est le travail passionnant sur la dimension première de la musique, à savoir le son. Longtemps, en effet, on a privilégié, sans prendre garde à tout ce que l’on négligeait ce faisant, la « musique » sur le son, en somme l’idée sur la matérialité de la musique (et non le matériau, dirait Adorno, qui est à chacun de ses moments un résultat de l’histoire). C’est pourquoi, on pourrait parler d’un matérialisme musical. Ce qui ouvre, également, à la puissance de ce matérialisme, « puissance » au sens philosophique, celui d’Aristote, le son qui appelle encore son effectuation, le son qui cherche et creuse, donc qui éveille. Ce matérialisme, qui n’est pas un terme utilisé par Lukas Haselböck, mais celui qui vient chez le lecteur à l’esprit, s’étend à l’intérêt, manifesté par Gérard Grisey, aux ruptures temporelles et aux vitesses. C’est alors le temps qui se montre et se déploie dans toute sa substantialité, à vrai dire sa matérialité justement.

Ces éléments et dimensions donnent lieu, en effet, à des réflexions, essentielles pour l’œuvre de Gérard Grisey et pour l’ouvrage qui lui est consacré concernant le « post-moderne » dont a si fortement parlé Jean-François Lyotard, une notion qui, il faut l’entendre correctement, n’engage pas une chronologie, mais un retour critique, une problématisation, comme un désir, si profondément inscrit dans la création et ses mystères, de reprendre les choses à leur commencement et par conséquent de reprendre l’Histoire, car dans l’Art, cette opération est au moins possible. Et de fait, de l’Art il serait alors possible de glisser dans la réalité même de l’Histoire pour en infléchir sinon le cours, c’est un peu facile de le dire, du moins afin d’en reconsidérer les représentations sédimentées. Ainsi, il est renvoyé dans l’ouvrage aux critiques formulées par Gérard Grisey à l’égard des conditions perceptives de notre temps, un thème qui provient, cela n’est pas dit, étrangement, des amples développements de Walter Benjamin à ce sujet. Le caractère insupportable des réquisitions perceptives, au quotidien et auxquelles presque plus aucun espace n’échappe, nécessitent une reprise de ce que percevoir quelque chose veut dire, donc ce que signifie « écouter ». Partant, la musique trouve sur ce point crucial sa raison moderne d’être.

On a essayé de suivre un moment l’étude fouillée de ce chef-d’œuvre que sont les Quatre Chants pour franchir le seuil. Et, au moment de la lecture de l’ouvrage de Lukas Haselböck, on était encore tout proche de l’écoute de l’œuvre par Barbara Hannigan accompagnée par le Ludwig Orchestra (Alpha, 2020). On a pu vérifier en tout cas, outre la passion qu’on éprouve pour cette œuvre, son importance, sa richesse en premier lieu, on veut dire les dimensions sensibles, acoustiques et de timbres, proposées et qui ne cessent de conduire l’oreille. Ce qui amène à la réflexion que tout le monde peut prétendre parler, mais nombreux sont ceux  ne cherchent pas à écouter. À moins que les deux aillent nécessairement ensemble, comme le savent les grands poètes et les grands musiciens. La parole, l’écoute, dans un sens comme dans l’autre. L’audible et l’inaudible, dans un sens comme dans l’autre.

Et c’est bien cela que révèle l’œuvre de Gérard Grisey : tout comme un écrivain vous invite à lire cette page, puis à la tourner, curieux qu’on est de la suite, de même le musicien vous prend par la main, comme un Virgile avec Dante, avec le premier venu, si par ces temps obscurs il possède encore des oreilles et s’il veut bien accorder un peu de sa disponibilité à la richesse, en effet, mais qui n’est plus du tout paradoxale, de l’inaudible, un peu comme son dépliage, par couches et ouvertures de portes et de pavillons.

© André Hirt

 On notera une nouvelle fois la qualité éditoriale de cet ouvrage des éditions Contrechamps qui rendent ainsi hommage à un travail considérable de l’auteur tout en fornissant confort et plaisir aux lecteurs.

Répétition des Quatre Chants pour franchir le seuil, avec Barbara Hannigan (on trouve sur Youtube plusieurs commentaires de cette dernière concernant cette œuvre) :

0 commentaires

Opus 132 blog musique classique contemporaine litterature arts philosophie partition

Nos derniers articles

Liste des catégories