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Le Coup de dés de Jean-Clet Martin, par Olivier Koettlitz. À propos de son livre Et Dieu joua aux dés, Paris, Puf, 2023.

par | 20/09/2023 | Littérature, Notes de lecture, Philosophie

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

« Je ne parle que de choses vécues.

J’ai mis dans mes écrits toute ma vie et toute ma personne, j’ignore ce que peuvent être des problèmes purement intellectuels.»

F. Nietzsche, Fragments posthumes.

 

« Une réalité plus paradoxale que la raison elle-même. Nombres affolés, le mathématicien en éprouve le labyrinthe jusque dans ses nerfs. »

 J.-C. Martin, Et Dieu joua aux dés, p. 13.

 

        C’est toujours un événement, pas un petit, pas un grand, juste un événement et même un événement juste qui tient autonome par son propre impetus, sa force vive, ses pures qualités intrinsèques, la lecture d’un livre de Jean-Clet Martin. Et, on le sait, quand quelque chose arrive et même nous arrive, c’est toujours par-delà bien et mal ou en deçà de toute axiologie que ça arrive, que ça vous arrache à l’inertie des jours comme des nuits. Dans ces conditions, ça peut faire mal, ça peut tout autant faire du bien, « me fait du mal me fait du bien. Je n’en sais trop rien », comme chante le poète, celui dont Deleuze remarquait la ligne de réelle folie, en équilibre fragile avec son sens faussement frivole et si aiguisé du tragique. Il s’agit par conséquent d’abord et surtout d’une affaire de sensation et de sentiment non étrangers à la raison toujours en quelque manière, c’est l’évidence, affectée, soit une expérience indifférente aux tables des valeurs, quelles qu’elles soient, toutes valeurs étant par définition sujettes aux caprices et aux intérêts des jugements du même nom. Si la lecture, et d’abord la découverte du titre, de bon nombre d’opus de Jean-Clet Martin relève bien de la catégorie de l’événement, on l’éprouve d’abord par un mélange d’attirance et un léger frisson, une peur exquise devant ce qui nous attend dès lors que s’embraye ladite lecture. Ce qui se faisant reste hors de doute, c’est le sentiment d’excitation qui s’empare du lecteur au bord de pareils livres. Cette curieuse ivresse qui, bien entendu, ce serait trop sage et trop facile, sans enjeu véritable donc, n’est pas qu’intellectuelle, est portée à la puissance avec le dernier en date des nombreux livres publiés par notre auteur. Il y est en effet certes question de philosophie mais de philosophie avec les mathématiques et les mathématiciens, ce truisme s’avérant ici décisif car les allusions ou références explicites à la vie de ces génies (pour beaucoup méconnus du grand public mais aussi du lectorat dit « cultivé ») ne contribuent pas peu au plaisir de cette lecture aventureuse et ainsi extraordinaire. Il n’empêche, ce plaisir est de ceux qu’on goûte comme on découvre un grand cru ; ce n’est pas à proprement parler qu’il se « mérite » mais il requiert que chaque lecteur trouve le tempo adéquat, « avec patience, avec imagination » (p. 37), qui lui fera apprécier les arômes puissants produits par la rencontre entre les concepts philosophiques et les fonctions mathématiques.      

 

         Reconnaissons-le sans ambages : la philosophie comme les mathématiques, lorsqu’elles sont prises au sérieux, ça fait toujours un peu peur, et le markéting très en vogue qui conchie ce que Bernard Stiegler appelait « la valeur esprit » ment sur la qualité de la marchandise lorsqu’il fait des deux disciplines des occasions de joie quasi immédiates. Faut-il le rappeler ? Faire de la philosophie comme faire des mathématiques, c’est difficile, c’est décevant parfois, frustrant pour l’entendement et l’ego. C’est qu’il faut travailler, faire des exercices et dire joliment qu’on y fait des gammes ou que cela n’est qu’un jeu pour atténuer quelques affres bien légitimes, c’est à la fois manquer du respect élémentaire qu’on doit à la « chose même » comme à celles et ceux qui, en amont, en sont les hérauts et, en aval, à celles et ceux qui sont censés recevoir la bonne nouvelle. (Autrement dit, faire croire éhontément que la pratique de la « philo » à l’instar de celle des « maths », ou inversement, relève a priori et d’abord d’un jeu, que toutes ces choses sont au fond faciles, évidemment « ludiques » et « cool », c’est continuer de perpétrer le crime pédagogique qui a décimé au moins presque toute une génération de jeunes gens lorsqu’ils avaient à apprendre les mathématiques à l’école. Les mathématiques façon « groupe Bourbaki » c’est certainement formidable après l’obtention du baccalauréat, mais ce fut désastreux au collège et au lycée (voire même en cours élémentaire) ; remarque analogue avec la méthode structurale et ses satellites pour les matières dites « littéraire. Ces monstruosités sécrétées par un certains pédagogisme n’ont su que produire la terreur, l’humiliation et le dégout pour les plus belles choses de l’Esprit, plus personne n’oserait décemment en douter aujourd’hui et certainement pas les rescapés de ma génération. Au reste, on ne peut et ne veut développer ici, mais on retrouve la même erreur doublée de la même faute (morale s’entend) avec ce flatus vocis qui consiste à proclamer avec une candeur exaspérante à des jeunes gens découvrant la philosophie que celle-ci doit naturellement s’entendre et être aimée puisqu’elle nous aide à vivre et même, quelle aubaine !, qu’elle va nous rendre quasi mécaniquement heureux. Il ne s’agit évidemment pas de soutenir que la philosophie ou (au sens du sive latin) les mathématiques rendraient malheureux et tristes, mais que ce qui se joue et se noue avec elles est autrement plus complexe, plus stimulant et, bien sûr, bien plus épanouissant que ce qu’en disent ces messages dont le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils témoignent d’une bien courte vue.)

         On approchera donc le livre de Jean-Clet Martin un peu comme on accoste un rivage sacré, avec un mélange d’attirance et une pointe d’inquiétude voire de méfiance devant ce qui nous attend au-delà du miroir aux alouettes brandi sans vergogne par les « enseignants » (sic) de mathématiques des années 70 et 80. Évidemment, on lira, on transgressera la peur car on pressent la liesse très particulière dont elle constitue l’envers et le prodrome ; on profanera ainsi allègrement les interdits de toutes sortes, psychologiques et disciplinaires, en se disant que tout le monde a un droit imprescriptible à la philosophie et aux mathématiques, plus exactement, on le répète, à la philosophie avec les mathématiques. On ne comprendra pas tout (mais pourrait-on sans outrecuidance et pathétique prétendre le contraire?) mais on saisira l’essentiel, non pas par magie, par grâce, par chance ou parce que finalement travailler c’est jouer, mais précisément parce que l’auteur a fourni en amont un tel investissement (et de longue date) intellectuel couplé à une telle ferveur pour ce que la rationalité peut risquer de meilleur que, comme par porosité, le lecteur ne peut qu’en être touchéet pas coulé, même si cette singulière compréhension réclame qu’on ose aimer s’y perdre un peu, percevoir sans apercevoir, embrasser sans enlacer: grande leçon de lecture qui combine l’audace, le panache et l’humilité. La lecture comme dernière aventure.

 

         Au regard de ce qui vient d’être dit, il devient manifeste qu’on ne peut — en tout cas, nous, nous ne le pouvons pas — faire ne serait-ce qu’un relevé exhaustif de toutes les dimensions explorées dans ce livre qui, c’est bien normal ici, en contient beaucoup d’autres. Lesquels ? Ceux qui viennent du passé de l’auteur, avec leur goût serti de rigueur et d’opiniâtreté pour les marges de la philosophie ; les livres que la lecture de celui-ci donne au moins l’envie de consulter, livres auxquels il faut ajouter ceux qui sont virtuellement contenus dans Et Dieu joua aux dés et que l’auteur ne manquera pas de déplier dans les temps qui viennent. Impossible donc de dresser ici la cartographie de cet opus borgésien en diable (mais écrivant cela, on frise le pléonasme).

 

         Alors, qu’en dire quand même ? Qu’à l’évidence on comprend enfin — on le comprend vraiment, en vérité donc — que la pratique endurante et inspirée des mathématiques a à voir avec la vie et que cette accointance n’est pas une métaphore ou encore une manière de faire accroire que les maths seraient vivantes comme l’est une publicité pour la lessive dans laquelle la nature est forcément verte et riante, la vie rien que la vie, béate et satisfaite, que tout y est lisse et léger comme une sucrerie avant digestion. Si les mathématiques, du point de vue de certains praticiens et non seulement des philosophes, ne sont pas effectivement des réalités abstraites, désincarnées, sèches et coupantes comme une brimade de prof de math du temps jadis, mais qu’elles travaillent toujours déjà le vivant, c’est parce qu’elles partagent avec le moindre organisme, la moindre force vitale, même balbutiante, une poussée (un conatus) qui cherche à prendre une forme viable tout en se débattant, selon une logique immanente que les mathématiques s’évertuent précisément à exposer, avec d’autres vecteurs de force (des monades). Nous voilà loin des contes bleus pour belles âmes dans ces paysages aux géographies que seules certaines prothèses techniques ou technologiques nous permettent de visualiser, à moins de posséder une qualité d’imagination littéralement et dans tous les sens monstrueuse comme peuvent la cultiver certains  virtuoses des sciences dures qui, à notre grand étonnement et pour notre pur bonheur, se retrouvent apparentés aux grands écrivains, peintres prodigieux, musiciens hors pair, bref toute une généalogie d’artistes que le clavier de Jean-Clet Martin s’emploie à accoupler. (Sur ce point aussi, le pédagogisme épinglé tout à l’heure trouve de quoi en rabattre : la taxinomie éducative dominante pendant les années évoquées plus haut voulait qu’il existât d’un côté « les littéraires » i. e. « les nuls en maths » et de l’autre « les forts en maths ». Ce dualisme, qui en fait prenait la tournure abjecte d’une sélection naturelle (ce qui est certes encore le cas aujourd’hui), est bien sûr une aberration pour l’esprit tout autant qu’un grave manquement aux exigences élémentaires de la vraie morale. Aussi, lorsque Jean-Clet Martin articule avec clarté et brio le Molière du Bourgeois gentilhomme avec les épineux problème relatifs aux équations du cinquième degré ou lorsqu’il fait résonner/raisonner Abel avec Hegel, on mesure, « me fait du mal me fait du bien », tout le potentiel d’intelligence qu’on peut tirer — et qu’on a gaspillé — en abordant mathématiques et philosophie comme un Janus ou, mieux peut-être, comme des sœurs siamoises reliées par le cordon d’un même réel à porter à son plus haut et beau niveau d’intelligibilité. Pédagogues d’hier honte sur vous et damnation ! Pédagogues aujourd’hui et de demain, encore un effort ! Et même un gros, un colossal effort à la mesure de ce qu’on veut faire de nous.)

 

         Si les mathématiques sont toujours déjà à l’œuvre dès les soubassements, dès l’Abgrund de la matière-matrice, cela veut donc dire que cette « matière, dans son tréfonds obscur, pense » (p. 227) sans nous attendre, tout se passant comme si l’intelligence humaine trop humaine était, quoi qu’elle en ait, à la remorque d’un esprit agissant au cœur de tout ce qui est, de tout ce qui vit ou peut vivre. À cet égard qui est celui d’une véritable philosophie de la nature pour nous ici et maintenant, d’un vitalisme sophistiqué ou, si l’on veut, d’un renouveau authentique de la Naturphilosophie, le livre de Jean-Clet Martin est aussi une machine de guerre, certes discrète et subtile, en campagne contre deux courants philosophiques dont les heures de gloire ne sont plus à prouver, à savoir la phénoménologie (généreuse d’inspiration) et la philosophie analytique (ou opération de police, Inquisition qui ne dit pas son nom, menée contre certains usages philosophiques des mots). Le remarquable ici, c’est que cette ontologie qui court tout le livre ouvre des perspectives vertigineuses et donc très troublantes sur des modalités de la vie, perceptives encore inouïes ou juste en début de chantier : mondes animaux, vie dans l’inframince ; et si on réfléchissait sérieusement enfin à ce que c’est que percevoir pour un virus, un tournesol ou, pourquoi pas, un minéral ? Cet élargissement de l’appareil perceptif et cognitif exige de nous quelque chose qui ne relève pas de la conversion (à la science, à la philosophie) mais plutôt de la mutation avec « dans le plan un oeil nouveau, un « oeil pinéal » (p. 13 et 240). C’est donc notre subjectivité encore toute armée de kantisme qui, à la seule lecture, est comme affectée par quelque lézarde mi-attirante mi-repoussante, excitante assurément, le delight étant garanti en bien des pages de ce livre.

 

Leibniz, à la raison décomplexée, avec quelques autres, dont le « juif d’Amsterdam » sur la tombe duquel il convenait de cracher près d’un siècle encore après sa mort, reviennent comme une ritournelle dans ce livre qu’on veut dire tout simplement passionnant. L’auteur des Nouveaux Essais est notamment connu pour avoir en quelque sorte réhabilité cet affect négatif qu’est l’inquiétude (die Unruhe). Cette agitation n’est pas forcément mauvaise, elle est même consubstantielle à ce qui fait le vif d’un vivant quelconque sans quoi il sombrerait dans la stricte et massive imbécillité qui est l’autre nom d’une mort annoncée. Et Dieu joua aux dés est rythmé par cette saine inquiétude, l’inquiétude comme signe de « grande santé » philosophique. Cette vertu (au sens premier) confère un rythme bienvenu, tout à fait adéquat à ce dont il est question dans ce livre qui pousse aux limites la rationalité et forme une suite conséquente au précédent ouvrage de l’auteur qui abordait le continent BD. Quoi de commun en effet entre les œuvres complètes de Giraud-Mœbius et les espaces de Riemann ? Un même penchant instruit, très instruit, pour les mondes possibles, les surprises ontologiques, les bizarreries de l’être, pour toutes les échappées extatiques que permettent les interstices de toutes sortes ; entre les cases d’une BD, entre les failles d’une équation, c’est à chaque fois l’occasion de s’engouffrer dans des réalités insoupçonnées qui s’offre à une intelligence pirate : de l’Incal à Évariste Galois, l’inférence est bonne.

         Ce n’est pas le moindre des paradoxes celui qui fait de l’inquiétude une source de joie quand on traite et de philosophie réputée si sage et de mathématiques qu’on prétend si froides et tellement dépourvues de chair et de sel. Le paradoxe porte loin et profond puisque, sans jamais céder sur toutes les qualités qui font un esprit probe, Jean-Clet Martin réussit une réconciliation toute hégélienne, c’est-à-dire encore travaillés par des tensions prometteuses d’une suite en forme de « relève », entre philosophie et mathématiques.       

 

© Olivier Koettlitz

 

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