Augusta Holmès ? On ne résiste pas à la tentation de mener l’enquête… Car a-t-elle-même jamais existé ? Comment une telle personne et surtout une œuvre de cette envergure ont-elles pu être restées enfouies si longtemps dans les oubliettes de l’histoire ? C’est en effet un mystère qu’Hélène Cao cherche à lever par son livre touffu dans l’écriture comme dans les documents présentés, tellement la matière s’avère, à l’examen, consistante et importante.
(Une remarque, voir une interrogation, concernant ce « mystère » : le grand cercle de Winnaretta Singer, princesse Edmond de Polignac, la figure centrale du mécénat en France au tournant des XIX° et XX° siècles et figure de proue du wagnérisme français, ne semble pas avoir intégré dans son milieu Augusta Holmès. On n’en trouve pas, sous bénéfice d’inventaire, la trace dans les documents dont personnellement on dispose. De même, ajoutera-t-on, le cercle que constituèrent en France Gustave Fayet, Odilon Redon, la très grande et incontestable Rita Strohl, et l’influent et indispensable Richard Burgstahl ne semblent pas avoir davantage eu souci d’Augusta Holmès. Dans l’indétermination, on en restera donc à l’étude d’Hélène Cao.)
Compositrice, et de surcroît fervente du « Grand art », un « genre » sur lequel on s’attardera ailleurs parce qu’il engage dans la période moderne et davantage encore dans la nôtre, « l’art » tout court, un genre en tout cas que Wagner avait, comme on sait, accompli en intimidant, presque définitivement, tous les artistes, Augusta Holmès fut d’après l’étude d’Hélène Cao une des grandes incarnations du wagnérisme. Sans doute est-ce pour cette dernière raison que les autres tentatives dans cette direction et cette manière se sont égarées dans l’oubli, à plus forte raison lorsqu’elles furent initiées par des femmes.
Le féminisme, dans ses versions idéologiques actuelles, ne peut toutefois constituer un argument de principe ou ultime, qu’il soit pro, ce qu’on comprend, ou contra, ce qui est insupportable. On se préoccupera donc à l’écoute de la seule qualité de l’œuvre comme on doit le faire de bien de compositeurs masculins eux aussi toujours ignorés ou injustement négligés.
Des compositions d’Augusta Holmès commencent réellement à être exécutées et enregistrées. On espère disposer bientôt d’un panorama qui rende justice à ce qu’il faut bien appeler un génie, comme celui de Charlotte Sohy à laquelle on songe à l’instant. Mais le génie n’a pas de sexe. Il rencontre des difficultés et parfois des impossibilités qui laissent pantois. Nul doute qu’une aura vient entourer, et va dorénavant entourer, la personne d’Augusta Holmès comme son œuvre. Mystère toujours.
Qui était-elle ? De quelle dimension fantomatique venue du fond de l’oubli était-elle l’envoyée ? N’est-elle pas plus certainement une réincarnation d’Eurydice ? Car si c’est bien Orphée qui compose et joue de la musique, c’est Eurydice qui l’inspire. La musique est de part en part féminine, et ce n’est certainement pas Richard Wagner qui dira le contraire. Ce fut même le cœur de l’argumentaire (très violent, presque vulgaire sur ce point) de Nietzsche contre lui et le « devenir-femme » de la musique.
C’est sous cet aspect, certes difficile mais décisif, que l’on doit désormais considérer et estimer la musique d’Augusta Holmès, à savoir la façon dont elle a habité la musique, dont elle l’a soulevée et exposée. Et on se demandera pourquoi, alors même que les documents la concernant sont, le livre qu’on lit en tout cas les présente, eu égard aux considérations interrogatives énoncées plus haut, si nombreux (et on ne peut que féliciter Hélène Cao pour cet immense travail, si scrupuleux et d’une rigueur qu’on saluera) les conditions historiques en général et culturelles en particulier ont littéralement remisé cette œuvre.
La féminité, c’est certain, a joué son rôle néfaste, mais l’explication est finalement bien courte ; la personnalité, forte, sans doute également. Mais c’est plus certainement la crise inaugurée par le wagnérisme qui aura produit des effets de complexes, d’imitations vaines, de répétitions incongrues et en définitive d’impuissance créatrice. La preuve en est, concernant ce dernier point, l’attitude ambiguë qu’aura eue, pour ne pas dire le revirement à l’égard de Wagner qu’a effectué pour finir Augusta Holmès. Sans parler, toujours dans le même suspens artistique provoqué par le compositeur des Maîtres chanteurs de Nuremberg, car l’iconographie présentée dans l’ouvrage le laisse penser, des effets politiques liées aux nationalismes en présence et qui n’annonçaient rien de bon (on songe à des titres d’œuvres d’Augusta Holmès, comme l’Ode triomphale à la gloire de la République…). Cela a vieilli, c’est évident ; cela, l’iconographie, est kitsch, bien sûr, mais cela fait aussi, avec le recul, frissonner. Parfois, souvent, à la consulter, on croit rêver…
Et puis, cela est aussi très actuel : quelles formes, quel degré d’investissement politique, quelles inféodations et quelle liberté sont aujourd’hui nécessaires pour qu’il y ait « art » ? Et un art conséquent pour l’existence, et non plus un art qui, comme celui de Wagner, réclamait la constitution esthético-politique d’une communauté. Ce dernier terme, catastrophique, jure avec celui, sans religion ni race, de commun. C’est à cette mesure qu’il faut considérer l’œuvre, à la fois présente et oubliée, refoulée et salutairement en termes de justice revenante d’Augusta Holmès.
Tout l’art et le raffinement qu’a pu déposer Augusta Holmès dans son art – et il faut écouter sur youtube des interprétations dont on dispose pour s’en convaincre – aura par conséquent dû se confronter, et bien au-delà de sa personne et de son génie propre aux mouvements d’avancée et de recul de l’Histoire, cette Clio qui use, rejette, fait triompher et livre aussi à l’oubli.
Il faut lire ce livre passionnant de Hélène Cao pour apprendre qui était cette compositrice et cette femme manifestement remarquable, et aussi pour s’interroger sur le Jugement Dernier de l’Histoire qui, sous prétexte d’être rationnel, est si insensé et injuste.
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