On avait dit l’année dernière, dans Muzibao, toute l’admiration que soulevait le disque du Het Collectief consacré à Schoenberg et à Berg https://poezibao.typepad.com/muzibao/2023/03/note-découte-transfigurations-schönberg-berg-het-collectief.html). Et c’est donc avec une grande curiosité, pour ne pas dire davantage, qu’on a donné tout son temps, comme il se doit en matière de musique, de peinture et de lecture, à ce nouveau disque qui comprend d’Olivier Messiaen le Quatuor pour la fin du temps, et de Tristan Murail, Stalag VIIIA (on cite dans l’ordre inverse de l’écoute que propose le disque, ce qui n’est pas sans interroger pour les raisons qu’on dira, mais enfin le Het Collectief ne fait pas les choses au hasard, on lui accordera donc sa confiance).
En effet, la pièce, impressionnante, de Tristan Murail, et pas seulement parce que, au sens strict, elle fait froid dans le dos, est un codicille, et ce n’est nullement péjoratif, du Quatuor d’Olivier Messiaen, tout en formant sa médiation interne. Disons un prolongement, un commentaire, des plus respectueux, de ceux qui rappellent, soulignent et parfois révèlent. La musique se présente comme un paysage, mieux : comme un lieu. (Ce lieu, on sait lequel il est : un stalag). Ce qu’elle ne parvient pas à créer, puisqu’il faut l’inventer – mais on va y revenir avec l’œuvre d’Olivier Messiaen –, dans l’ordre de l’utopie et de l’espérance, un Paradis, un Jardin féérique au moins à l’image du dernier mouvement de la IV° Symphonie de Mahler également, elle le rappelle ici avec Stalag VIIIA qui poursuit, développe, reprend, répète en tous les sens (extrait aussi, avertit encore comme un rappel puissant) l’œuvre de Messiaen.
Celle-ci, jouée dans des conditions minimales lors de la détention du compositeur dans un stalag au cours de la dernière Guerre Mondiale, mais enfin jouée comme si la performance était déjà la venue d’une grâce ou l’annonce d’une réalisation de l’utopie, celle de la liberté, d’une lumière qui se fraye un chemin dans cette partition à tous égards majeures, musicalement, civilisationnellement, anti-politiquement dirons-nous, parce qu’elle excède toutes les dérives et les délires qu’a connus la politique au cours du XX° siècle, que le présent cherche à réitérer dans l’amnésie généralisée qui nous définit ou au moment encore suspendu devant le cauchemar dans lequel nous risquons d’entrer à nouveau comme poussés, avalés par le tourbillon d’un cercle de l’enfer.
Olivier Messiaen, avec la clarinette de « L’Abîme des oiseaux », parvient à saisir ce moment d’espérance qui prend la forme privilégiée de la Louange, et cette musique est si forte précisément en raison de sa puissance, au sein même de l’impuissance ou du caractère dérisoire qui caractérise la musique au regard des réalités infernales. Elle parvient néanmoins jusqu’à nous, et plus on prête attention à l’œuvre, plus l’évidence, on disait plus la lumière, celle d’un vitrail se dit-on, nous enveloppe de sa chaleur, alors que le paysage est de glace et de neige sale. La réalité s’inverse progressivement, le temps se replie sur lui-même, s’évanouit comme une souffrance qui, miraculeusement, s’arrête enfin, en laissant place à l’intemporalité, et, sans doute, la proximité du Royaume. Qu’on partage la foi de son compositeur ou non, ce qui est le cas, on ne peut qu’être touché par ce miracle intégré à la musique (ainsi V. Louange à l’Éternité de Jésus, VIII. Louange à l’Immortalité de Jésus). Il ne s’agit ni de magie, pas même de performativité, il s’agit, comme la peinture le montre parfois, de la mise en présence d’une face du réel que nous ne connaissions pas parce que nous étions en plein cauchemar ou en errance.
Et c’est pourquoi, en écoutant la pièce de Tristan Murail, dans laquelle on ne perçoit pas la lumière, mais le réel dans sa limitation et sa résistance, le lieu du stalag dont on risque bien de pas sortir, ou dans lequel on risque de pénétrer à nouveau, cette musique que drainent certains textes prémonitoires par leur atmosphère de Kafka, on est en droit de se demander pour quelle raison elle figure en premier sur le disque. En premier ou après le Quatuor de Messiaen, le sens de l’écoute s’en trouve changé et même retourné. Quoi qu’il en soit, le mérite, entre autres, de l’œuvre de Tristan Murail est d’exposer ce qui n’est pas une dialectique, entre le réel historique et un réel qui annulerait le temps, mais la persistance du drame qu’est le monde pour reprendre autrement l’expression de Paul Claudel.
Ce disque est si marquant parce qu’il nous expose à une expérience dont la densité et l’épaisseur sont constituées par les chapitres de l’histoire, de sa catastrophe, et, peut-être, au moins d’une lumière et pour certains de la rédemption.
© André Hirt
À l’écoute, le Quatuor de Messiaen par le Het Collectief :
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