I
Oui, inconditionnellement oui.
Lisons cet entretien, que l’on croit entendre en songeant à ce qu’une voix peut porter de soi, par-delà même la mort, lisons le dernier entretien, annoncé comme le dernier, en tout cas le dernier qui fut destiné au public. Lisons en effet Apprendre à vivre enfin, cet entretien d’abord parlé puis écrit, désormais un texte parlé-écrit. Et nous ne pouvons pas, en même temps, ne pas relire et réentendre en pensée le Phédon de Platon, qui raconte la dernière journée de Socrate, si bien que ce texte ancien, inaugural, mal lu aussi par la tradition qui l’a, entre autres, recouvert d’intentions et de considérations chrétiennes, se remet, que nous le voulions ou non, à parler pour nous et à nous, d’une autre voix et quelque part, venue d’ailleurs, répété comme diffracté, dans la voix de Jacques Derrida.
Abandonnons toutefois le pathos qui guette à chaque mot et à chaque phrase, notre pathos en vérité, et celui que Jacques Derrida prend bien soin sinon de rejeter du moins de distancier comme l’aura fait Socrate en éloignant les pleureuses. Laissons en effet habiter le texte de l’entretien par le fantôme de Socrate. Alors, peut-être, que la voix de Jacques Derrida, sans cesse une voix qui, comme dans la vie, se corrige, se redirige, se nuance surtout, tenant sans cesse à bout de bras deux incompatibles, assumant l’impossible (mais l’impossible n’est-ce pas l’ouvert même ?), comme l’aurait fait à sa manière Socrate lui-même en fidélité à la pensée vive et vivante qu’il oppose, pour sa part, à l’écriture prétendument morte, celle-là même qu’on considère comme définitive parce que inscrite dans l’anonymat, ou bien la disparition, et encore en raison la mort de son auteur, qui ne peut donc plus se corriger parce qu’elle ne saurait être remise dans une bouche afin d’être rectifiée, peut-être. Donc, malgré et envers tout ce qui peut les séparer, cette voix reprend dans toute sa complexité celle de Socrate, la laisse parler autant qu’il la contredit. Et peut-être même, c’est une hypothèse, qu’elle s’y accorde aussi dans ce que les contemporains de Socrate et la tradition aussi n’ont vraiment pas su y entendre… Pour finir à cet égard, laissons de côté Platon, car « Platon était malade » ce jour-là, est-il noté dans le Phédon, bien que de droit il serait nécessaire de se demander de quoi au juste et comment il convient d’entendre cette absence : une maladie bénigne, sûrement pas un tel jour, plus certainement grave, ou encore une dépression, de celle qui mènera Platon à s’inscrire dans la filiation de Socrate, en renonçant de fait à toute autre carrière, celle d’auteur dramatique, de dramaturge ou encore de sophiste, de politicien ? Mais ne faut-il pas justement laisser de côté la maladie, seulement la reconnaître, afin que l’occasion d’une méditation sur la vie et la mort ne soit pas obscurcie, autant qu’il se peut, par la panique qui, dans ces circonstances des derniers jours, nous menace tous comme elle saisit les amis de Socrate et nous ceux de Jacques Derrida.
La question n’est-elle pas radicalement différente, et dans quelle mesure est-elle restée la même ? « Apprendre à vivre », ce serait donc celle du Phédon, bien loin de cette autre, qui l’a recouverte, à savoir « Apprendre à mourir », en quoi consisterait, dit-on de partout, toute la philosophie. En réalité, « Apprendre à vivre enfin », la formule de Jacques Derrida (est-ce un infinitif, ce qu’on se dit à soi-même en méditant, ou bien un impératif, c’est-à-dire cette fois-ci la méditation qui vient de s’achever et de basculer dans une décision ?) se distingue de celle du Phédon par ce seul petit mot, terminal et soupiré, comme s’il marquait autant la visée d’un désir que l’espoir d’une satisfaction, ce mot « enfin », un mot qui semble poser un point final, mais qui, en soupirant s’ouvre une perspective, qui, par ailleurs, concentre, on le devine aisément, toute notre interrogation, qu’on ne peut que faire résonner, sonner, d’un klingen et d’un Klang que marqueraient et reprendraient l’accent et les accents selon le sérieux, l’humeur ou l’adresse. Car comment lire et entendre au plus juste : « Apprendre à vivre enfin », « enfin » précédé oui ou non d’une virgule en entendant le soupir ultime du soulagement ou celui encore de la désolation dans cet « enfin » qui ne viendrait pas et se retournerait en « hélas » ?
Il reste que la formule « Apprendre à vivre enfin » est encore une question, même si graphiquement elle n’en porte pas la marque. Le ton, décidément : s’agit-il d’un soupir, comme lorsqu’on dit « enfin ! », d’un soulagement, ce qui suppose en l’occurrence qu’on ait « enfin » appris à vivre, ou bien d’une exigence et donc d’un désir ? De même, s’agit-il encore d’un espoir, ou à l’inverse n’entend-on pas dans ce qui demeure une question un désespoir ? Car, en tendant l’oreille, ne perçoit-on pas aussi, peut-être, l’impossibilité, la stricte impossibilité d’apprendre à vivre, accompagnée de l’idée que « enfin » est vain et illusoire, et qu’il ne viendra jamais conclure le désir, la volonté et la nécessité d’apprendre à vivre ? Certainement, toute une respiration est à l’œuvre dans la formule, une expiration croit-on, mais ce serait alors enfin « enfin ». Ou bien ne faut-il pas plutôt remarquer une inspiration qui relancerait le vivre et éloignerait le « enfin » ? Quoi qu’il en soit, on s’abandonnera à penser que dans la voix polyphonique, madrigalesque, de Jacques Derrida, une inspiration suivie d’une suspension est perceptible, davantage qu’une expiration, une vie, absolument, ce mot pourtant si peu apparent dans la voix et sous la plume de Jacques Derrida (il préfère, de très loin celui d’ « inconditionnel ») et certainement pas de mort.
Oui, la question, en un sens, est toujours la même : apprendre à vivre, comment vivre, que faut-il savoir pour vivre, et quand, enfin, pourrons-nous vivre, passer au vivre, vraiment ? Et sans une réponse à cette question, la philosophie qui, inquiète, se faufile en elle possède-t-elle encore quelque valeur usage ?
Et puis, ne doit-on pas se demander, pour finir, et par-dessus le marché ce qu’il est possible d’apprendre ? C’est encore, se dit-on, une question, la question socratique dans le Ménon cette fois-ci. Ce que Platon « invente », si l’on peut risquer ce mot, c’est l’expérience subjective de la pensée, à savoir qu’un savoir et évidemment une vérité ne peuvent prétendre à être tels qu’à la condition non seulement de leur expérimentation. Ils ne sauraient être l’effet d’une réception, d’un enseignement si l’on préfère, mais exclusivement de la performance subjective. La « solitude » se trouve ainsi érigée en principe épistémologique. Ce qu’apprendre veut dire revêt une urgence qui traduit ainsi une intensité plus forte encore s’agissant de la vie. Apprendre à vivre ? En quoi cela pourrait-il bien constituer et par où seulement commencer ? Sans la moindre coquetterie, se mettant presqu’à nu, Jacques Derrida affirme, avoue, et c’est indéniablement d’un aveu, autant qu’on puisse en proférer un, qu’on est le témoin, ici, dans ce dialogue avec Jean Birnbaum, qu’il n’a rien appris et qu’en cette matière de vie il est « inéducable », comme si la fameuse et aujourd’hui malmenée notion de « déconstruction », qui se soustrait à la stricte conceptualité, s’appliquait à cet apprentissage de vie qu’on croit acquis, dont on a besoin pour vivre, mais qui s’avère bricolé et toujours un peu illusoire, si peu naturel et solide.
© André Hirt
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