La Rythmique d’Émile Jaques-Dalcroze peine à trouver une visibilité dans le champ de la musicologie et de la philosophie de la musique, et à solliciter le sérieux d’un intérêt qu’elle mériterait pourtant. Est-ce parce qu’on la confine à une pédagogie jugée bon enfant ? Est-ce parce que la philosophie de la musique continue à véhiculer les valeurs implicites de la musique pure et de l’œuvre autonome ? Ou est-ce encore parce que la Rythmique s’installe à la limite instable de la musique et de la danse – pour aller même jusqu’au théâtre -, bien qu’elle ait été inventée par un musicien compositeur au tournant des XIXème et XXème siècles ?
Le livre composé par Olivier Salazar-Ferrer, avec une substantielle introduction, quelques photos de l’époque et des annexes bien utiles, s’en trouve d’autant plus précieux. On y découvre la figure remarquable et touchante de Rachel Bespaloff (1895-1949, née Pasmanik), musicienne, pianiste et philosophe, dont l’itinéraire a débuté à proximité de Jaques-Dalcroze à Genève. Présente à Paris entre 1919 et 1922 où elle transmet la Rythmique, notamment à l’Opéra où elle est alors en charge de régler quelques ballets avec Jessmin Howarth, Rachel Pasmanik Bespaloff connaît de près les tensions qui agitent le milieu artistique de l’époque. Ses écrits en témoignent, dans les réponses argumentées qu’elle adresse au critique de danse André Levinson, qui défend coûte que coûte l’idéal classique de la danse contre le changement de la modernité en marche – à laquelle appartient à sa façon Dalcroze. La théoricienne souligne à juste titre que la Rythmique n’a pas le statut d’un art à proprement dit, mais de solfège corporel, et soulève avec beaucoup de pertinence la question du symbole et du langage pour ce qui concerne l’art, qu’il soit du passé ou de l’avenir.
Au-delà de l’accentuation sur la Rythmique, le livre permet de découvrir la gestation d’une pensée musicale exigeante et nourrie par la lecture des philosophes, entre autres Bergson, Nietzsche, Kierkegaard. Le texte de 1926 « De la compréhension musicale » fait office de plaque tournante : matrice des développements ultérieurs, notamment dans la discussion avec Boris de Schlœzer à propos de son livre Introduction à J.S. Bach (1947), il s’attaque à des problèmes spécifiquement musicaux, en soulevant la difficile question de la temporalité propre à la musique : entre histoire et transcendance, entre œuvre particulière et art en général. Se démarquant du pathos et du psychologisme, comme d’un formalisme accordant trop peu à l’irrationnel, Bespaloff consacre des lignes inspirées à la liberté de l’instant, qu’il faut sauver à la fois de l’oubli et du devenir.
Espérons que cette publication donne l’envie à d’autres de mieux connaître et d’approfondir le corpus de cette philosophe atypique, amie de Jean Wahl, et qui a aussi écrit sur Léon Chestov et Gabriel Marcel. Avec lucidité, passion, et fragilité, Rachel Bespaloff ouvre la philosophie à l’appel sensible de la musique.
© Anne Boissière, Lille, le 1 avril 2024
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