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(Note de lecture, Philosophie) Jean-Clet Martin, Et Dieu joua aux dés, Puf, Septembre 2023, 21€.

par | 15/09/2023 | Littérature, Notes de lecture, Philosophie

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

On se lève le matin, c’est une journée sans trop à faire, la santé est fragile, on n’y croit plus, on ne se sent vraiment pas bien, on reçoit d’un ami un livre déposé par un facteur patient au coup de sonnette lancé dans la grande maison comme un dieu généreux qui ne compte pas, par paresse, sur le hasard des événements, ou alors comme un ange (cet angélisme dont se réclament, comme on sait, les mathématiques). On est seul pour la journée, il fait chaud, on trouve la meilleure pièce, on lit, on est mieux, et c’est déjà le soir…

Que s’est-il passé ? On a dérivé, on a vécu une journée très différente des autres, on s’est perdu, mais avec bonheur, comme lorsqu’on joue avec les enfants. On a vécu des aventures et un instant on s’est reformulé dans sa tête ce qu’on savait déjà, et que le livre transgresse avec allégresse, celle des mathématiciens, des poètes, des peintres et des musiciens, à savoir qu’on est en train d’excéder les possibilités habituelles de l’expérience, celle dont on nous rabâche les oreilles avec Kant, alors même qu’il en existe pourtant tellement d’autres au point que le cinabre du sage de Königsberg aura changé de couleur, certainement à sa grande stupéfaction, voire à son désespoir. Désirez-vous du nouveau ? C’est le vœu aussi insistant que désespéré de notre temps. Alors, soyez mathématicien, ou alors, mais avec la même rigueur simplement philosophe ou créateur de quelque chose !

On a lu un grand livre de philosophie, très loin de ce qui se fait aujourd’hui à propos de « n’importe quoi », le « tout est bon à philosopher » :  « l’intime » dont c’est devenu le moment pourtant si quelconque, si pauvre, le « petit secret » dont parle Deleuze et qu’on aime tellement déclarer publiquement, mimétiquement, et par défaut d’avoir autre chose à dire, les règlements de compte et la polémique, ceux déversés dans les dîners entre soi à Paris plus qu’ailleurs, les machines à faire aussi bien de petits livres que des thèses construites avec d’autres thèses que sont Kant et Nietzsche, Deleuze aussi à présent.

On est très loin des mathématiques. Ou plutôt, les mathématiques éloignent de tout ce fatras. Depuis Platon, c’est leur grand mérite. On a lu, on n’a vraiment pas tout compris, juste un bout, un peu parfois, emporté qu’on était, incompétent qu’on se savait. C’est comme dans la philosophie. On s’y perd. Avec l’âge, c’est devenu un bonheur. Et ce bonheur est alors une jeunesse, une vraie, très consciente, c’est-à-dire jubilatoire.  Et en même temps on se retrouve, se sent, dans la philosophie, dans son régime d’affect, sa tonalité et les dispositions qu’elle requiert. Dans la philosophie, on est alors sûr d’y être, bien qu’on ne sache pas réellement où.

Des mathématiques ! Et puis quoi encore, diront certains ! Elles étaient et sont encore le malheur de beaucoup dans la scolarité, le bonheur de peu. C’est une chose étrange que les mathématiques ! Ça n’est pas pour rien que la philosophie lui emboîta le pas dans la singularité et l’étonnement avec Platon. Dans notre pays, depuis des décennies, toute l’instruction est guidée et normée par les mathématiques, et c’est un fiasco ! Et pour y remédier, on en redemande encore plus et de la même manière ! Allez savoir pourquoi cet échec … On a son idée. Car combien de collégiens et de lycéens ont souffert le martyre, parce qu’ils ne comprenaient pas de quoi il s’agissait ! Combien ont été humiliés en raison de leur incompréhension et de leurs mauvais résultats ! Et que dire des propos de conseil de classe lorsqu’on trie les jeunes esprits selon leurs aptitudes prétendues, comme si la fameuse « bosse » pouvait se palper à distance.

Et justement, ce livre magistral de Jean-Clet Martin est fait pour eux, non qu’il soit d’initiation, cela n’existe d’ailleurs pas, nulle part, pas davantage que la pédagogie prise pour elle-même (on entre dans une pratique, selon le mot de Platon, totalement ou non, et si oui en géomètre, c’est-à-dire en découvrant, en créant), mais il ne parle que de sens ! Il nous immerge en lui, jusqu’à la noyade, et puis au sauvetage. Il délivre du sens, oui du sens, qui n’est en rien une signification.

De quoi, donc, peut-il bien s’agir ? Mais que le monde et la pensée combinent, (se) ramifient, bifurquent, (se) croisent et se recroisent. Et c’est cela le sens, le réel qui est qu’il y a du sens. C’est cela qui porte la lecture, qui fait qu’on s’oublie soi-même et qu’on éprouve un bonheur qui n’est sûrement pas celui de la seule pensée.

Nous sommes dans un livre-film. C’est à des aventures qu’on est convié et dont chaque intitulé de chapitre propose le titre et le programme. Par ailleurs et en même temps, lisez seulement la fin de la Théodicée de Leibniz, tous ces scenarios, tous ces mondes, ces possibles qui ont un degré au moins d’existence (et les mathématiques sont la pratique ou l’expérience de l’intensité des possibles, donc de ce qui est réel).

Leibniz en effet est notre maître, à tous égards. Voici une pensée qui propose un monde multiple, en tous sens, un Arlequin dit-il, dans lequel il n’y a que du plein, aucun trou par conséquent, de l’infini à chaque pas, et où le négatif a honte de lui-même et doit changer de costume. Puis, lisons Lautmann, Riemamm, et bien d’autres. On se sentira glisser, on compose comme si on écrivait un poème ! On devient comme Alice au pays des merveilles !

Il faut laisser le lecteur découvrir cet ouvrage ainsi qu’on le refera soi-même, après ce premier long regard d’une longue et si courte journée, comme toujours lorsqu’il y va de quelque chose d’important. Et pourquoi en parler personnellement alors qu’on est si peu mathématicien, si sévère et consterné à l’égard de leur enseignement raté (la même chose est arrivé à la littérature dont très souvent on n’a pas davantage fait émerger le sens, au point qu’on a manqué à la plus élémentaire générosité en ne proposant aux jeunes gens ni bonheur, ni beauté, ni, c’est pourtant élémentaire, la possibilité de l’exercice de leur intelligence et de leur sensibilité), si ce n’est au moins ceci qu’on entend une musique, un concert d’échos et de polyphonies ? Ce qu’on entend n’est rien moins que le froissement complexe, mais franc et tranchant, de l’existence de la pensée.

Jean-Clet Martin poursuit une œuvre qu’on admire par sa force et cohérence, en raison aussi, et c’est peut-être le compliment auquel on tient le plus, du travail dont elle témoigne. Et qu’est-ce que le travail, qu’on voue aux gémonies, si ce n’est une création et donc un bonheur ? Lorsque ça n’est pas le cas, il ne s’agit pas de travail, mais le malheur qui appelle à la révolte.

© André Hirt

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