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(Note de lecture) Anne Roche, Terrhistoire, les éditions chemin de ronde, collection Strette, 2023.

par | 7/11/2023 | Littérature, Notes de lecture, Philosophie

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Contrairement à une idée reçue, la littérature parvient à communiquer l’incommunicable. Évidemment on ne peut nier que les existences et leurs histoires toujours singulières sont selon toute vraisemblance incommunicables, un peu comme les sensations, les maladies, comme n’importe quelle expérience, comme toute émotion. Toutefois, si on écrit, si on en prend un jour, très mystérieusement d’ailleurs, la résolution plus que la décision suscitée par une poussée en tout cas irrésistible, c’est en raison d’un désir de communication inhérent à cet élan. Néanmoins, il s’avère en même temps que l’existence, chaque existence, est en quelque sorte d’abord tout aussi désireuse de se communiquer à elle-même, que cette communication connaît les mêmes obstacles et difficultés, à telle enseigne qu’écrire, c’est écrire autant pour soi que pour les autres et qu’en définitive il s’agit de la même chose. Dans le cas contraire, « écrire pour les autres », ce sera tout ce que l’on veut, sauf écrire, sauf de la « littérature », seulement de la communication intentionnelle, de « l’universel reportage ». En vérité, on ne sait pas très bien ce qu’on (se) communique lorsqu’on écrit, tout comme lorsqu’on se souvient. L’idéal, si l’on peut dire, ce serait d’écrire ses rêves, car ils forment l’espace de la pensée, le seul qui ne soit pas suspect d’autres intentions que celles que cette dernière recouvre, porte et transporte.

Les traces sont les rêves inscrits dans la matière des choses. Anne Roche, dans un livre qui ne peut que bouleverser, qui conte les sinuosités d’une longue vie, une longueur qui ne relève pas simplement de la chronologie, plutôt les sentiments éprouvés lors des voyages, suit ces traces, souvent presque effacées comme des fresques de l’Antiquité ou du Moyen Âge, et malgré tout présentes puisqu’elles renvoient à d’autres en rouvrant ce faisant le temps.

En effet, depuis le commencement, sans même parler des origines, nous ne sommes jamais que nos propres traces. Non pas que nous ayons tout oublié, nous n’avons rien oublié mais les choses restent à l’état de traces, sans doute pour que nous ne soyons pas le propre entassement de nous-mêmes, pour que le temps puisse s’ouvrir et non pas exclusivement s’effacer. Rouvrir le temps, celui du passé en l’occurrence, ce n’est pas seulement faire mention d’un retour, c’est sauter par-dessus la chronologie, entrer dans un futur qu’on entend soudain frapper à la porte de la mémoire, celle qui mène au possible, c’est encore cela qu’effectue ce qu’on appelle, faute de mieux, car elle est présentement tellement caricaturée par les prétendants, « la littérature ».

En percevant ces coups frappés à la porte, celle ou celui qui écrit se demande ce qui peut bien pousser (une contrainte certainement, mais retournée en positivité, en élan vital) à écrire de soi, donc sur soi, et puis en soi, autant d’entrées et de percées que les sensations du corps muent en mots et en phrases.

Et lorsqu’on se penche sur sa propre histoire, comme le fait ici dans Terrhistoire Anne Roche, parce que chacun d’entre nous est une histoire brisée, fracturée, interrompue et en même temps en conservant toutes les apparences indéniables d’une continuité, on remarque que nous sommes des contradictions sur pieds, et que de ces contradictions on dira, sans la moindre facilité ou paradoxe rhétorique, qu’elles forment également, bien que très étrangement, une cohérence profonde. Cependant, un ensemble de traces forme en principe un palimpseste, comme celui de la ville de Berlin à laquelle toute la dernière grande partie du beau livre d’Anne Roche est consacrée. Mais sur ce palimpseste rien n’apparaît jamais clairement, les choses bougent comme si elles remontaient à la surface l’une après l’autre, l’une plutôt que l’autre, l’une à tel moment, l’autre à tel autre, et ainsi de suite dans toutes les combinaisons.

On conviendra que nous sommes une ligne brisée, et chacun se demandera quelle figure serait la sienne s’il pouvait se trouver face à elle. En réalité, il n’y a pas de « fin de l’histoire » ou plutôt il y a des termes, qui sont des interruptions ou bien des passages, des bifurcations, et puis des seuils, il y a des recommencements, et, surtout, il y a des reprises comme il y a des modifications du regard.

Dans le livre émouvant d’Anne Roche, il est question d’approcher de cette figure. L’auteur se demande ce que pourrait bien être sa mosaïque à elle. Alors, elle rassemble les pièces, c’est le livre qu’on a sous les yeux, sans pour autant se raconter des histoires, avec le sentiment du devoir qu’il faut tenter d’en écrire une, ce qui suppose aussi, préalablement et ensuite en même temps qu’on la rêve, ou bien, faute de mieux, qu’on la conte dans tous les sens de ce mot de conte. Et après tout, les contes, eux aussi, ces matrices de toute littérature, disent ce qu’il y a de plus vrai. Et puis, dans les contes, il est très souvent question de traces et de remonter un parcours en suivant les traces. (…)

Chacun est son propre Petit Poucet, davantage encore celle ou celui qui écrit. Et tout réfléchi, nous ne sommes pas seulement notre propre passé, nous sommes des passés. Car, au demeurant, chaque nouveau retour sur le passé ne le modifie pas seulement, lui, mais produit un autre regard comme lorsque nous visitons les villes à différents moments de notre vie.

C’est à travers ces visites, qu’Anne Roche essaye de construire sa propre mosaïque en bougeant les pièces comme on le fait dans un puzzle dont on ne possède pas le modèle. Les mots sont les pièces d’un puzzle. Les mots deviennent aussi fragiles que les souvenirs et les choses qu’ils prétendent désigner. Les villes, les existences se construisent et se détruisent pour se reconstruire. On ne sait jamais où en est la construction.

En cours de route, on remarque des ombres et des traces qu’on ne comprend pas, ou sur lesquelles on s’arrête interrogatif, comme par exemple ses inféodations politiques, ses partages idéologiques, ses admirations. On comprend, et c’est peut-être là aussi un devoir, que l’essentiel est cependant de ne jamais rien rejeter de ce qu’on a été, car tout se justifie ou trouve sa justification au regard de tel moment de la vie et de ce qu’on nomme à juste titre le contexte.

Le lecteur d’aujourd’hui, celui qui a ce livre entre les mains, se souvient de la sympathie qu’inspirait dans sa jeunesse la bande à Baader, celle également à l’égard de Sartre rendant visite à certains de leurs membres emprisonnés.  En s’y arrêtant, on relève qu’on intuitionnait très bien dans les événements de cette période, et au-delà d’eux, ce qu’allaient devenir les sociétés modernes. C’est pourquoi cette sympathie, pour douteuse qu’elle soit en elle-même, couvrait autre chose qui n’est pas du tout douteux.  On relève aussitôt la même chose concernant les sympathies communistes, alors même que les lectures que l’on a pu faire ces deux ou trois dernières décennies ont révélé le visage épouvantable du communisme réel. Derrière ce partage d’un idéal politique, comme on parle d’un sens latent du rêve ou des déplacements et des condensations qu’il opère, et que les contes à leur tour reformulent, il y avait un autre communisme, qui lui non plus n’est pas douteux. On comprend, non pas rassuré, mais au moins du sens est rendu manifeste, pour quelle raison il serait très fautif de chercher à effacer les traces. Ce serait mentir ; pire, ce serait trahir.

Je n’ai pas vérifié si le livre d’Anne Roche contient le mot de vérité. Mais peu importe, il s’agit d’elle. Sa compatibilité avec les contradictions de l’existence, les jugements et les admirations se vérifie à chaque examen.

Pourquoi est-il à la fois si nécessaire et si difficile  d’écrire? À la fois heureux, car il y a du bonheur à le faire, est le sentiment de se souvenir ou d’avoir fait une découverte comme cette frise d’une maison à la fin de l’ouvrage, et si douloureux à l’occasion des pertes que l’on revit ? C’est parce que nous ne savons pas (ce) qui écrit l’histoire. C’est encore une affaire d’écriture et de lecture comme cette écriture dite Sütterlin qu’on ne parvient pas à déchiffrer, ou à peine. La seule chose certaine quant à ces images qui parviennent à être collectées tient à ce qu’elles s’organisent en vertu des sensations et des poussées d’aimantation que la subjectivité opère. Chacun se découvre ainsi l’Aby Warburg de soi-même, et c’est alors l’histoire personnelle que l’on sent percoler sur la page d’écriture.

Et puis, il est tout aussi certain qu’on ne lit pas que des livres. On lit des lieux, des maisons, des monuments et des villes comme des images. D’abord, on ne voit pas ce qu’il faut voir, comme ces fleurs déjà mentionnées, sur lesquelles le livre s’attarde à la fin, que présente une frise, en haut d’une maison à Marseille, qu’on croyait indestructible, même pendant la II° Guerre mondiale, omniprésente dans ces pages, par des bombes, et dont pour finir, l’immobilier ravageur aura – quelle ironie de l’Histoire ! – raison. En vérité, on ne lit jamais assez bien. Et on peut le vérifier à l’occasion de bon nombre de situations et de cas. Lire s’est sauver de l’oubli, c’est sauver tout court. Pour une fois le monothéisme a raison (dans le judaïsme, un seul lecteur de la Bible tient le sort de l’humanité sous ses yeux).

Walter Benjamin est très présent dans ce livre au point de récrire et surtout de poursuivre à sa manière Sens unique et Enfance berlinoise, de même que le Journal de Moscou ou les textes isolés sur les villes d’Italie. L’exploration de Terrhistoire d’Anne Roche s’étend toutefois à bien d’autres villes tout en se demandant, au gré des souvenirs, des visites, des fréquentations et des parcours en quoi pourrait consister « la courbe d’une vie » pour reprendre une expression de Walter Benjamin dans un de ses textes auto-biographiques. Ailleurs, l’auteur des Passages parisiens écrit que « chaque époque bref la suivante ». Ces deux expressions du philosophe, la première parce qu’elle s’impose, la seconde en raison de son inquiétante et enthousiasmante fulgurance, possèdent leur vérité, mais on peut tout aussi bien les renverser. Ainsi la vie ne dessinerait aucune courbe, de même que c’est l’époque suivante qui rêverait la précédente… Peu importe puisque les deux regards se croisent.

Et il y a les détails, toujours l’importance même, comme les contes en contiennent de nombreux : celui, terrifiant, de la savonnette (p.109), cette image restante d’une scène d’horreur, celle des femmes se lavant et ne sachant pas qu’elle vont dans un instant mourir dans la chambre à gaz ; celui des instruments d’optique d’Iéna (j’en possède un personnellement, une loupe dont je me sers toujours, achetée à Berlin-Est en 1982 ou 1983 avec l’argent, 20 Marks de la DDR je crois, qu’il fallait impérativement dépenser en repassant en fin de journée à l’ouest à Friedrichstrasse sous le regard de VoPos féminins, grotesques de froideur, d’inhumanité, de laideur, dans un soulagement qui dépassait, bouleversait et remettant les représentations politiques en place).

Un secret, on ne sait jamais quel autre il recouvre. Mais un secret, c’est ce qui peut être dit, et qui se tient là au bord des lèvres, au bout de la plume et dans le creux des contes comme de l’histoire. On croit qu’un secret se situe toujours dans le passé, alors qu’il consiste également, peut-être surtout, dans ce qui va se découvrir, en tous les sens, là, maintenant (« Et maintenant ? », tels sont les derniers mots de la Coda du livre, écrits en italiques), demain, dans l’avenir. Le secret, c’est ce qui fait lire et relire. La curiosité de l’enfant attend des réponses ; elle rejoint celle de l’adulte lorsqu’il se retourne sur sa vie, toujours en cherchant son chemin. On rencontre les personnes aimées qui, toutes, parlent néanmoins une autre langue, celle dans laquelle on ne cessait, de leur vivant, de les traduire, parce que tout simplement elles sont autres et donc libres, celle, ensuite, dans laquelle on les interpelle lorsqu’ils sont morts. La personne de Georges, à laquelle le livre important qu’Anne Roche avait consacré à Walter Benjamin (Exercices sur le tracé des ombres, les éditions chemin de ronde, 2010) est dédié, se tient encore là après le partage d’une vie, lui qui était allemand et parlait allemand. « Pourquoi l’Allemagne, qu’est-ce que j’ai cherché en Allemagne ? », est-il demandé à la toute fin de l’ouvrage ? La question contient aussi, à l’inverse, une inquiétude venue de l’enfance : qui, en réalité comme en vérité, était cet ogre, l’oncle André, qui a traduit Mein Kampf ? Les contes racontent la vraie vie : il y a toujours un ogre. Tout serait simple, facile à dissiper ou à résoudre s’il n’était pas fascinant (ce mot de fascinus, du faisceau, du fascisme), la preuve étant qu’on s’en souvient toute sa vie dans la crainte qu’il fasse retour.

© André Hirt

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