Le titre de l’imposant ouvrage de Martin Kaltenecker formule à lui seul très bien le problème. Sous-jacents se trouvent, pour le commun, au moins un paradoxe, si ce n’est une provocation. En effet, « la » musique du XX° siècle, entendons la musique dite « classique » et dite « savante » ne tourne-t-elle pas radicalement le dos à ce qu’on entend par « mélodie » ? Cela, de façon extrêmement subtile et raffinée, Martin Kaltenecker le sait. Et il s’empare du problème en musicologue, autrement dit de manière extrêmement savante, donc précise, et érudite, en donnant naissance à un ouvrage qui fera incontestablement référence. Si bien que, autant qu’on puisse en juger et dans la limite de la compréhensibilité pour quelqu’un qui ne connaît rien, dans l’ordre technique, à la musique et à cette musique-là qui sont toutefois « des » musiques (ce que la table des matières et la diversité des études confirment), on s’est instruit à l’occasion de cette lecture.
Aussi on a pu parcourir sous l’angle indiqué par la problématique de l’ouvrage la musique du XX° siècle. La mélodie y connaît des véritables aventures : parfois reniée, franchement, depuis Wagner (et encore !), parfois cachée, parfois masquée, parfois discrète et à découvrir, parfois métamorphosée ou travestie en ceci ou cela, mais en quelque sorte, et c’est l’aspect peut-être le plus fascinant des analyses de l’auteur, toujours agissante, insistante comme un noyau musical indéfectible. Du moins est-ce en l’occurrence une question…
Martin Kaltenecker, presque en explorateur, aborde la mélodie sous des aspects très divers, auxquels correspondent des noms (techniques ou d’école, ainsi « neumatiques », « gestaltiste », « énergétique », « thymique », qu’on découvrira en ouvrant l’ouvrage). Le livre considère donc au-delà des dimensions proprement harmoniques et polyphoniques, des perspectives singulières dans lesquels la mélodie s’est comme insinuée.
Nous sommes au XX° siècle, mais, dira-t-on, peu de choses sont dites par exemple de Puccini, de Korngold (absent du livre), de Chostakovitch (évoqué, mais peu thématisé), pour en rester à ces trois grands, et qu’on considère au demeurant personnellement comme tels. C’est que l’émergence de formes et de figures nouvelles ne peuvent être trouvées dans leurs œuvres. Sans doute pour l’auteur, peut-être dirons-nous. Mais peu importe, l’essentiel est de découvrir ce que ces analyses parviennent à nous apprendre.
Toutefois, comme on l’a signalé, on se trouve plongé dans un ouvrage de musicologie dont la technicité est redoutable. L’amateur pourra s’y perdre d’emblée. C’est pourquoi, on peut, en dehors de la lecture de ce livre remarquable s’interroger en homme du commun et un peu en philosophe, qui en est en principe un représentant, sur ce que « mélodie » veut dire. Et non seulement en tant que telle, mais présentement, au XX° siècle.
On a appris dans la philosophie qu’il n’existait pas de véritable niveau progressif de réflexion. Ainsi, les sujets de l’agrégation sont ceux du baccalauréat, et l’inverse. On veut dire que l’abord de chaque question nécessite qu’on la reprenne à la racine et qu’on en recompose les termes élémentaires. C’est ce qui fait qu’il ne peut exister de « philosophologie » (à savoir de science de la philosophie) comme il peut exister une musicologie. Certes, il est nécessaire de faire la critique, comme du dehors (existe-t-il ?) de la philosophie elle-même. Mais c’est alors soit en se reconnaissant en même temps dans la philosophie, comme Heidegger et Derrida, soit en adoptant strictement une position extérieure comme les philosophies dites analytiques (s’agit-il vraiment de « philosophie » en elles ?), mais en entrant en contradiction, parce que le principe de l’analyse est la critique du langage alors même qu’il n’existe pas de métalangage sauf à être encore du langage, avec l’usage de la parole nécessairement constitués d’images, de métaphores et de toute une historicité culturelle. Et nous ne nous sommes guère éloignés du sujet, si on y réfléchit un seul instant…
Car l’ouvrage de Martin Kaltenecker prend son départ dans un problème de fond : une mélodie est-elle inexplicable, c’est-à-dire indécomposable, ou bien peut-on démonter sa construction ? Auquel problème le philosophe ajoutera, comme en-dessous, fondamentalement, de la pile des questions, le lien de la mélodie avec le déroulement de l’existence très concrète.
À l’interrogation de départ de l’ouvrage, des philosophes comme Bergson et Husserl ont chacun à sa manière répondu, et toujours dans le sens de la dimension indécomposable de la musique. À tort ou à raison, donc. Les deux présupposent une subjectivité constituée, on a envie de dire encore constituée, alors que les effets du siècle, ses événements majeurs, tragiques, terribles et aussi comme surtout indicibles (d’où les impacts sur la musique en général et ce qu’on entend par mélodie en particulier). Qu’il s’agisse de la continuité d’une durée (une épaisseur, sans brisures, sans négativité, donc massive) comme chez Bergson ou d’un processus pluriel de rétentions (du passé jusque dans l’avenir – ainsi la note présente n’a de sens que par celles qui viennent de s’écouler et dans l’annonce de celles qui vont se rendre manifestes comme si elles sortaient de quelque bois) dans la thèse de Husserl, la subjectivité tient (l’)ensemble et la mélodie est le reflet de cet ensemble. Par ailleurs, la mélodie est entendue ici comme mélodie subjective en ce qu’elle traduit et exprime une reconnaissance de soi (on dirait une « mélodie miroir ») par l’effet d’une convocation (si l’on préfère d’un rassemblement) subjective réussie, ce qui sera expérimenté soit comme une harmonie présente, soit désirée ou idéalisée comme c’est le cas des hymnes et des élégies jusqu’aux berceuses.
C’est incontestablement ce que bon nombre de musiques du XX° siècle ont soustrait. Et non sans de bonnes raisons. Non par volonté, et si c’est le cas, la musique sera bien artificielle, mais comme l’effet majeur de l’Histoire sur la pensée, la création et d’abord sur toute l’existence.
La subjectivité est présentement déchirée. Un instant au moins, momentanément, rendons cela à Adorno, la composition d’un poème s’est avérée impossible. Et il aura donc fallu trouver un langage pour faire état de cet état subjectif. Paul Celan, dans la plus extrême difficulté, aura « su » le faire (il l’aura fait sans savoir, c’est impossible). De même, il appartient à la musique d’être exacte et de rendre compte au mieux non des réalités, « réelles » comme supposées, mais de vérités. Il appartient surtout à la musique de faire état du présent, car c’est elle qui se tient dans l’immédiateté de la confrontation des nerfs – les nerfs, le point de concentration du Moderne, la victime de ses effets, la cause de toutes les pathologies contemporaines bien davantage que les problématiques concernant l’inconscient. On n’en tirera pas immédiatement la conséquence, tentante pour certains, radicaux mais peu réalistes dans la critique, par ailleurs nécessaires, loin de tout conservatisme dit « humaniste », de la subjectivité, qu’il n’existe plus de subjectivité ! Outre le fait que cela aurait peu de sens, il s’agit de se rendre compte que la subjectivité brisée, malade de l’époque et de l’Histoire, éprouve et ressent peut-être comme jamais dans son intériorité désormais labyrinthique des soubresauts qu’aucune mélodie ne saurait transcrire sur le plan d’une structure harmonieuse. Autrement dit, la mélodie, si elle a lieu – et elle a lieu ! – n’est plus et ne peut plus être mélodieuse. On comprendra. Ce qui tombe historiquement, c’est ensemble l’harmonie réelle et même désirée (des idéalités la conscience moderne semble être revenue comme d’autant d’illusions) et l’investissement de la pensée et de la sensibilité dans la jouissance esthétique. « Les beaux passages » ne sont plus, dirait sans doute Baudelaire, et même Schoenberg, Martin Kaltenecker le rappelle, se plaint de ne plus trouver dans la musique les « beaux passages » qu’il aime… Or, il y a « toujours » du chant, qui explore le silence, c’est cela la musique, et qui continue à transfigurer ce qui sinon ne serait que cri et inarticulation. Sous l’angle de la lecture de l’ouvrage qui nous occupe, et on est certain qu’il en existe d’autres et au demeurant de plus savantes, on peut en effet formuler les choses ainsi. Toutefois, on ne peut manquer d’être intrigué, là aussi à sa façon, mais l’auteur du livre croit-on comprendre l’est aussi, par ce « toujours ». En surface au moins, la mélodie (le melos, le chant articulé) serait indéfectible de la musique, ce qui la reconduirait tout de même à une sorte de socle dans la subjectivité, à un noyau expressif dirons-nous, dont on ne sait s’il est purement élégiaque (c’est-à-dire nostalgique) ou bien encore hymnique, mais plus guère dans la célébration d’une présence, plutôt dans son exploration, celle de ses vibrations, dans l’ébranlement de son écoute.
Et qui considère étroitement, droit dans les yeux et les oreilles, cet ébranlement ressent dans la gorge une sorte d’étranglement à travers lequel désormais (pour « toujours » ?) la musique doit passer et au préalable ne peut plus passer que par là. L’oralité est devenue l’instrument de musique par excellence. Certes, elle le fut toujours, longtemps elle a appris à articuler les sons qu’elle proférait, en reprenant le souffle de la vie et dans l’immémorial jusqu’à la Création. Toutefois, l’oralité n’est ni simplement ni seulement l’expression sonore, le fond vibrant de la gorge, le long travail de la bouche et les vagues palpitantes des lèvres, elle est, et la musique paraît à cet égard comme un chapelet de sons ayant pris tournure, une sorte de danse, une élocution. C’est-à-dire langage, un langage très originel, sans langue ni langues. La mélodie est ce qui se cherche, et elle est d’autant plus troublante, insistante, et parfois obsédante, qu’elle ne se boucle pas, qu’elle échoue sur sa rondeur et désormais l’illusion de son bercement. Et, en vérité, l’ancienne pratique de la mélodie, c’est-à-dire la représentation de la subjectivité telle qu’elle s’imagine et les désirs dans lesquels elle se reconnaît et les éclats vocaux qui traversent cette fois-ci celle du XX° siècle, possèdent au moins un trait en commun qui ne manque pas de se mettre en relief, l’ébauche d’une phrase, dans des phrasés au demeurant différents, le premier guidé par un espoir dont l’accomplissement d’une consistance sonore est l’expression, le second déchiré et déchirant, une interlocution subjective en loques mais néanmoins toujours disposées là comme aimantées et soupirantes.
© André Hirt
0 commentaires