Voici un éloge de l’impur, du sale et en vérité de la musique ! Il ne faut pas y chercher quelque contradiction, aussi apparente qu’elle puisse être, mais réfléchir un instant. C’est ce que fait, mais en détail, Luigi Manfrin dans cet ouvrage consacré au remarquable, à tous égards, compositeur italien Fausto Romitelli (1963-2004) et plus particulièrement, dans la seconde partie de l’ouvrage, à la composition intitulée Professor Bad Trip. Si à présent le paradoxe peut être levé, c’est moyennant une explication.
La musique dite « classique » ou pire encore « savante » (on n’a toujours pas trouvé d’autre mot, puisque « la musique » vient d’être médiatiquement captée et accaparée par la musique de variété et de divertissement) a la réputation d’être bien sage, tempérée par conséquent, inoffensive, même pour les enfants, pure en quelque sorte, noble en tout cas, dans l’évitement de toute compromission avec les contraires que l’on peut déduire, sale et impure, donc. Toutefois, il faut n’avoir jamais écouté de près cette musique pour ne pas y entendre, ou seulement y percevoir la résonance de sensations, de pensées et, pas uniquement à l’opéra, que « le camp » de Bien, nommons-le ainsi, tout près de ce que Georges Bataille mentionnait à juste titre dans La Littérature et le mal, ignore ou feint d’ignorer, à savoir la présentation du mal. Par cette mise en scène musicale, théâtro-musicale, songeons, dans le désordre, à la Poppée de Monteverdi, à Gesualdo, aux abîmes ouverts par Mozart et pas uniquement dans le Don Giovanni, mais surtout dans tel quatuor à cordes, telle fantaisie pour piano, tel quintette à cordes, au Freischutz de Weber, à tout Wagner évidemment, à la Salomé ou l’Elektra de Richard Strauss, au Wozzek ou la Lulu d’Alban Berg, aux Soldats de Zimmermann, etc., par cette exposition donc du mal la musique dite « classique » n’en n’a jamais fini avec son exploration. Et la lecture du Doktor Faustus de Thomas Mann devrait définitivement convaincre et même inquiéter, sans doute à jamais, comme la vérité même d’un mythe, un des rares modernes avec celui de Don Juan justement, la pensée.
Avant d’y revenir, quelques considérations sur l’ouvrage de Luigi Manfrin s’imposent. De façon extrêmement pédagogique concernant une matière et un matériau aussi difficiles, l’auteur présente les conditions de l’œuvre de Fausto Romitelli (Fausto, le bien nommé par conséquent !) en marquant ce qu’il appelle « l’écart » accompli par le musicien, sa transgression à l’égard des codes classiques, des normes, des matériaux utilisés et des influences adoubées plus que subies, à savoir des œuvres musicales dites « classiques » en recourant à la musique pop et rock, ainsi la guitare électrique (un instrument au demeurant privilégié par Romitelli et pas uniquement parce qu’il symbolise et en quelque sorte fétichise ces musiques), et en témoignant dans sa pensée musicale d’ œuvres littéraires importantes pour lui, principalement celle de Henri Michaux, mais aussi celle de Proust et dans un autre ordre des écrits de Rolland Barthes.
L’écart, par conséquent, est principalement celui effectué par rapport aux habitudes de perception musicales alors même que les contemporains sont en réalité plongés dans un tout autre bain sonore dont le conformisme musical constitue en somme l’échappée (ainsi peut-on le déduire du moins des analyses de Luigi Manfrin). Par ailleurs, Fausto Romitelli refuse tout autant et en quelque sorte pour des raisons symétriques les poses formalistes si à la mode dans le tout petit monde musical des années 50 jusqu’au début du nouveau millénaire. On pourra se faire une idée de la pensée, extrêmement élaborée (un musicien instruit est devenu une rareté, surtout dans le domaine de l’interprétation ; à l’inverse, la culture artistique, littéraire et philosophique d’un musicien s’entend et rayonne dans la composition comme dans le jeu) en notant tout d’abord, et c’est ce qui définirait « le matériau » de la musique, que la nature actuelle, ce qu’on peut entendre par là, est désormais à considérer dans sa dimension non acoustique mais amplifiée (électrifiée, si l’on préfère), et ensuite en méditant les propos de Fausto Romitelli lui-même : « Tout ce que nous apprenons du monde sonore, (…) rock ou autre, doit être métabolisé, digéré. Écrire le rock, le jazz, c’est ridicule. L’écriture est le lieu où se vérifie l’écart par rapport à ce que nous recueillons. C’est le travail sur l’écriture qui transforme notre propre langage, fait advenir notre expression. » (p.102). Par conséquent, aussi, et en résumé, en paraphrasant à peine, il s’agit de composer le son en soi et non avec des sons, par quoi Fausto Romitelli rejoint les compositeurs dits de « musique spectrale », en tout cas l’idée spectrale. Ce qui signifie très concrètement que l’intention n’est pas d’ordre grammatical mais lexical. Le son réside dans sa graisse, il s’agit donc d’en manifester l’épaisseur contemporaine, la « richesse », comme un Nom proustien dans lequel on s’enfonce et se trouve déjà immergé, qu’on pense et qui d’abord se pense en nous. Fausto Romitelli évoque au demeurant une « nouvelle chair » en ce que, prolongeons sa pensée, nous sommes déjà physiquement et pas seulement intellectuellement amplifiés, c’est-à-dire électrifiés, comme si, mais c’est en réalité le cas, nous étions greffés sur et par le flux des bruits et des sons de notre époque, pénétrés par eux, et nous ne saurions donc nous en échapper dans des dimensions musicales purifiées, propres…
La lecture de ce beau livre de Luigi Manfrin ne peut qu’engager à une méditation, et c’est pour le moins non seulement important mais nécessaire, tenant à la chose même. Celle-ci concerne le bruit. Et comme ce dernier, précédé et induit par l’article définit « le » ne désigne pas, désormais, quelque abstraction, ni de façon nominaliste, diraient les philosophes, une réalité qui ne peut qu’être multiple, en l’occurrence des bruits très hétérogènes produits par les conditions matérielles, techniques et sociales contemporaines. En effet, le bruit, dans sa somme homogène et opaque, graisseuse au point de ne jamais pouvoir s’effacer non seulement des oreilles mais d’être éliminé de l’intériorité du corps, un bruit qui en outre pénètrent les nerfs comme le ferait un virus, ne doit pas devenir exclusivement un sujet, pourtant bien réel, de plainte. Sur le fond, et on ne le comprend que parce que la musique s’est, entre autres, avec Fausto Romitelli, emparée de la vraie question qu’on peut s’efforcer de formuler, provisoirement du moins.
Ainsi, ne faut-il pas, pour commencer, impérativement comprendre que chaque époque possède une tonalité par laquelle elle se définit et se déploie, bien que dans l’invisibilité et l’infigurabilité de sa provenance qui lui sert de point d’envoi originel ? Et n’est-ce pas ce qui fait un artiste, sentir, ressentir, voir et entendre cette ondulation spectrale ? Schumann était, dit-on, obsédé par la note la. Certainement, mais, en dehors de la douloureuse réalité spécifiquement pathologique, cela reste anecdotique. Schumann entendait son époque, son atmosphère dépressive, il en ressentait les tendances, nécessairement contradictoires entre des subjectivités en voie d’émancipation et la naissance des Etats-nations, des nouvelles aliénations à l’œuvre du fait du développement si rapide du capitalisme dans la 2° révolution industrielle, il entendait le bruit que tout cela produisait ensemble. Et c’est néanmoins, absolument, dans la graisse de ce bruit qu’il élaborait sa musique. Il avait présent à l’esprit le souvenir de Bach, qu’il entendait de loin et aussi comme un souvenir de si près (un souvenir se définit moins par ce sur quoi il porte, un passé, que sur le moment présent qu’il fait trembler et souvent déchire), il entendait mieux et en profondeur son temps, comme depuis les cercles de son enfer propre. Et ce qu’il entendait demeure encore perceptible, pour qui prête l’oreille, et ils ne sont plus très nombreux, aujourd’hui, un bruit mêlé, presque indistinctement, pour le commun du moins (et c’est pourquoi à l’inverse les grands artistes sont tout simplement nécessaires en ce qu’ils rappellent le réel), à celui qui est produit à présent. Et pour revenir à la composition, Schumann taillait dans le bruit de son temps, il l’articulait, l’amplifiait de sa propre énergie, de son mouvement nerveux, presque un zapping thématique, fou d’inspirations aussitôt dissoutes et renouvelées. Du bruit il avait extrait les bruits de la forêt comme autant de sons tous particuliers et incomparables. Il a créé cette musique depuis la tonalité bruyante de son temps, un bruit qui se tenait en effet dans la profondeur, c’est cela le romantisme, après celui qui venait du ciel dans la période baroque. À présent, le bruit, le nôtre, est l’apparence qui en s’épaississant est devenue réalité.
© André Hirt
0 commentaires