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Jüri Reinvere, Ship of fools, Estonian Festival Orchestra, Paavo Järvi, Alpha-Outhere, 2024.

par | 27/06/2024 | Contemporaine, Musique

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

On était dans l’ignorance totale de cette musique (on avait découvert récemment ici même par les mêmes interprètes celle de Tubin Kratt). Mais La Nef des fous, le titre de la troisième pièce de ce disque remarquable, qui fera date pour qui y prêtera l’oreille, n’a pu qu’attirer la nôtre en ces temps de fous et qu’aucune nef, sans doute, n’attend même plus. Cela tangue, fait plus que tanguer. Les temps sont fous, les gens le sont devenus, par gâterie qui est leur misère, par misère sans gâterie, dans la confusion de ce qui est en soi pouvait ou devait être un Paradis et dont on a fait un Enfer (car l’inverse n’eût pas été, et n’est d’ailleurs pas logiquement possible, ce qui devrait instruire, rectifier le jugement, et donner quelques moments de lucidité).

En retour, on dira qu’on s’égare… Or, il n’est aucunement anodin que la pièce qui donne son titre au programme proposé par le disque porte justement le titre de Ship of fools ! L’œuvre composée par Jüri Reinvere, compositeur estonien né en 1971 (les pays baltes sont décidément des terres musicales contemporaines, des sites d’envoi et des lieux de la musique), comme d’autres présentées ici, sont surdéterminées par la littérature, la philosophie et la théologie, sans parler de l’art de la citation (on entend par exemple celles de Wagner, de la Walkyrie croit-on et de Tristan…).

Et ce qu’on entend plus certainement et directement encore, c’est bien une musique de l’être au monde, qui cherche à s’accorder à ce qui s’y déroule présentement. Ce qui signifie au premier chef, et c’est ce qui rend cette musique si présente (on dirait « parlante » et par conséquent non artificielle ou encore abstraite quand ce n’est pas au fond insignifiante comme beaucoup), qu’elle ne repose sur aucun dogme. C’est une musique qui commence par écouter. C’est une musique qui écoute. Ou bien, cela revient au même, une musique ouverte, régie uniquement par l’exigence qui est la sienne de serrer au plus près les conditions actuelles de l’existence.

Ainsi la pièce intitulée Et fatigués de bonheur, ils se mirent à danser. Comment comprendre ce titre et ce qu’il cherche à avancer, si ce n’est d’une part une fatigue en effet du bonheur, on se tient à cet égard à la limite de l’oxymore, et d’autre part la folie de la danse, une conséquence de la fatigue dont on ne sait trop sur quoi elle peut déboucher, en tout cas le « manque et le désir » (lack and desire), une sorte d’abandon, ou de perte de l’objet même du désir.

Ajoutons que comme dans cette dernière partie, Lack and desire, de Et fatigués de bonheur, ils se mirent à danser, l’orchestre forme un corps, un réel organisme qui respire, s’agite et danse. On ajoutera qu’il cauchemarde…

De même, la deuxième pièce, le Concerto pour deux flûtes, cordes et percussion, constitue à tous égards une révélation qui n’est pas due seulement à son originalité formelle, mais à la perspective qui est la sienne, celle d’un élan, d’un désir à nouveau, mais cette fois-ci presque heureux (on hésite toutefois), « tristanesque » en tout cas. La musique semble poser une question : que reste-t-il du désir dans l’empire de la surabondance si proche à tous égards, et même à sa limite, de la misère ?

Si ce n’est celui que porte la musique. Ainsi dans Ship of fools, La Nef des fous, la didascalie étant Mundus vult decepi, ergo decipiatur (le monde veut être trompé, donc trompons-le), la folie s’est emparée du monde, certes, mais d’abord du langage et par conséquent de la pensée, ce qui est bien le cas. Et ce que l’on entend cette fois-ci dans la musique, c’est sa recherche d’une vérité. Mais la musique, qui est un reste, peut-être un bien, le seul restant, d’une humanité à la dérive, touche encore au réel, supporte le désir de la vérité et constitue pour elle-même, déjà, la vérité.

© André Hirt

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