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Jean Daive, Le Dernier mur, L’Atelier contemporain, Essais sur l’art, 2024. Une brève méditation sur le mur et « l’heure des choses ».

par | 22/08/2024 | Arts, Bibliothèque, Peintures

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

Brève méditation sur le mur et sur « cette heure des choses ».

Autant le réaffirmer, chaque artiste est tellement singulier, sinon il ne le serait pas, artiste, et chacun possède son mur, sinon il ne le serait pas davantage.

Le livre de Jean Daive en fournit les preuves, à chaque fois inouïe comme l’art même, nouvelles.

Et il faut par conséquent pardonner ici d’emblée le lecteur qu’on est de généraliser, il désirerait évidemment faire entendre chaque artiste, considérer sa voix comme unique, en effet, c’est-à-dire indispensable. En définitive, quelle différence peut-il bien y avoir entre le musée et un mur, n’importe lequel où se trouvent inscrites des images, celles de la mémoire, celles en train de se dessiner ou de se peindre, celles qui apparaissent, ou bien qui sont toutes prêtes de le faire, celles encore qui attendent et qui combinent leur impatience à paraître avec celle de l’artiste ? Ce qui est certain, en revanche, est qu’un mur est indispensable, quel que soit son état, comme celui qui est photographié à l’orée de ce très beau livre qui recueille des entretiens réalisés par Jean Daive avec de très nombreux artistes contemporains.

Ce mur est du temps à l’état pur, ce n’est donc pas du temps qui simplement ou seulement passe, puisqu’il se recroise dans la mémoire, celle des images, qu’il revient et même s’annonce comme si la façade, le tableau, le musée, la scène intérieure, l’écran allaient porter une image et la faire apparaître. Le dernier mur, ou bien le premier, ou encore chacun d’entre eux, donc. Il n’est pas davantage certain qu’il y ait un « dernier » mur, le dernier d’une série chronologique, ou alors un dernier absolu qui écraserait tous les autres en les rendant inutiles ou en les réduisant rétrospectivement au statut de moyens. Peut-être qu’en revanche chacun de ces murs serait le dernier, car sinon il ne s’agirait pas d’un mur. Et qu’est-ce qu’un mur de ce genre, au fond, si ce n’est cette image qu’on ne peut escalader, en quelque sorte franchir afin de pénétrer dans un terrain inconnu dont de surcroît on n’a pas la moindre idée ? Toutefois, il va de soi que le regard désire franchir ce mur, en transgresser la limite qui est une surface. Car de deux choses l’une, ou bien cet au-delà de l’image promis par une perspective qui n’existe pas encore, deux dimensions là où l’image en vise trois, possède quelque réalité, ou bien, ce qui est bien plus probable, le mur offre sur sa surface même ce qui se trouve derrière lui et qui s’efforce d’y apparaître, qui, ainsi qu’on l’a suggéré, attend son heure, une image qui traverse le temps, ne l’ignore pas puisqu’elle travaille avec lui, mais qu’elle parcourt en tous sens. Et c’est vraisemblablement être un artiste que se rendre à l’évidence de cela, et d’en retirer le savoir, le seul qu’on puisse acquérir et dont on pourrait légitimement s’autoriser en cette matière.

On ne peut que partager, en amateur bien sûr, ce qu’affirmer avec sûreté Georges Didi-Huberman(157) : « La plupart des historiens d’art ont le sentiment, notamment dans la discipline qu’on appelle l’iconologie ou l’iconographie, d’aller sous l’image, d’aller au-delà de l’image (…) Ce n’est pas du tout mon point de vue. Je pense qu’il faut être à même l’image. L’image ce n’est pas une surface, c’est beaucoup plus complexe. Une image c’est de la substance, c’est du temps, c’est de la matière. C’est un remous, l’image ». D’où un développement sur le « temps des strudels » (sic ! Il faut dire Strudels), afin de faire comprendre que le temps n’est assurément pas un cours linéaire, mais un milieu parcouru par des « tourbillons », on dira des remous, des courants contraires et changeants. Ce qui amène en effet à considérer, la peinture en tout cas, tout autrement, qu’en termes de point de fuite par exemple, ou de fenêtre sur un dehors, ou encore de mimèsis dans son sens le plus pauvre, etc. Même un simple mur s’éclaire différemment ! La leçon serait déjà là. Et cet éclairage est également celui de la mémoire, qui ne sait jamais ce qu’elle regarde parce qu’elle ne peut même pas prendre la mesure de ce qu’elle contient en propre et qui toujours l’excède, celui du souvenir également à qui il arrive de se diriger comme une lampe dont le rayon lumineux révèle des pierres, des briques, du ciment, des agencements qu’on n’avait jamais jusque-là perçus et encore moins compris. Comment dire ? Tout se trouve sur le mur. Sauf qu’on n’en tirera pas nécessairement des conclusions en esquissant une nouvelle ou énième philosophie des surfaces. C’est qu’il n’y a de surface que parce que des images y font surface. Une surface est au minimum un filigrane. Le peintre comme l’admirable Eugène Leroy attend devant le mur que l’image paraisse. Attendre, c’est bien sûr examiner, scrupuleusement, mais n’est possible qu’à la condition de présupposer le travail. Attendre n’est pas autre chose que travailler. Et travailler appartient, cela est vrai de tout véritable travail, au silence. Certains moines l’ont bien compris, à un niveau supérieur du travail, celui d’une figurologie métaphysique ou théologique, ou tout simplement existentielle, tout aussi profonde, un travail de vision, de pensée et d’articulation physique que les Temps Modernes ont balayé et dont certains artistes ont envers et contre tout conservé la mémoire.

Le temps justement, on l’a compris, s’impose comme le topos (!) du travail artistique, et par conséquent pas uniquement musical. On y a insisté, il se trouve inscrit sur le mur. Car le temps est inséparable de sa dimension et ses présentations matérielles, contrairement à l’idée reçue qui en considère exclusivement l’immatérialité foncière.

Et c’est pourquoi Georges Didi-Huberman qui est présent dans le livre un peu comme le théoricien de tous ces dialogues menés avec les artistes et qui chaque fois, Jean Daive l’a heureusement remarqué et thématisé, exposent volens nolens une pratique, sinon une théorie du mur, dont les figures, on l’a compris, sont multiples tout en conservant une trame commune. Celle du temps matériel assurément. Georges Didi-Huberman, une fois n’est pas coutume, tourne le dos à Walter Benjamin, reprenant au vol comme une pierre jetée une phrase prononcée par un enfant : « Le temps s’élance comme un bretzel ». Déjà, il n’est guère anodin que le dialogue de Jean Daive et Georges Didi-Huberman s’engage sur le temps, alors qu’on se trouvait depuis cent cinquante pages devant le mur, et sa question (un mur est en effet, à la lettre, on dira à son pied, une question, n’est-ce pas ?).

Reprenons : si le temps ne s’épuise pas dans la chronologie, pas davantage qu’il ne se définit par elle, ce serait donc parce qu’il n’a pas de cours, encore moins un ordre. En effet, il tourbillonne, il se creuse, se reprend, se relance comme une « origine », celle qu’évoque Benjamin et qui se distingue en toute radicalité d’un commencement. Tout a déjà commencé lorsque l’artiste se met au travail et rien n’a encore eu lieu. Et lorsque l’œuvre est là, peinte par exemple, elle n’en a pas fini, loin de là. Comme un mur elle va s’user, se creuser, en tous les sens du terme, prendre une tout autre couleur ou apparence, elle va renvoyer d’autres formes et couleurs. Le mot d’origine est bienvenu, car il y a toujours une « origine de l’œuvre d’art », mais on se demande s’il ne faut pas engager définitivement le pluriel, les origines.

En même temps, l’ouvrage s’intitule Le Dernier mur, Jean Daive l’a nommé ainsi. Au-delà de toutes les raisons et justifications alléguées, on se demandera également, en lecteur, et chaque lecteur est susceptible de découvrir un autre sens, un sens aussi nouveau que l’aspect de l’image qu’il sera le premier à percevoir dans l’œuvre. Il faudrait donc proposer un terme symétrique, ou un pendant, à celui d’origine, pour dire la survenue, ce qui est venu en dernier, ce qui, enfin, est apparu et a trouvé figure. J’ai proposé celui d’ « articulation », qui désigne également d’autres aspects, certes, mais qui présente l’avantage d’avancer les idées de consolidation, de mouvement réalisé. Peut-être d’ailleurs celui de réalisation pourrait-il, correctement compris, endosser ce sens… (On a bien « performance », « installation », qui me paraissent inadéquat à la respiration qu’attend « l’art », si on classe les réalisations ainsi sous ce terme).  Enfin, « dernier » peut vouloir dire, et ce sens serait celui de la condensation de toutes les directions que la pensée emprunte, en même et temps le mur qui compte et celui qui importe. Celui qui compte parce qu’il possède une dimension essentielle aussi bien pour l’artiste qui travaille que pour celui qui regarde les œuvres ; qui importe, cette fois-ci, parce qu’il est conditionnel de ces mêmes activités de travail et de contemplation méditative.

Un mur conserve tout. C’est, entre autres, un palimpseste. François Rouan, Eugène Leroy, et d’autres, chacun à sa manière, le constate et en fait leur sujet de méditation. Il le longe, en effet, il cherche à pénétrer entre ses briques, il n’échappe pas, au moins momentanément, à la curiosité de se demander ce qui se trouve de l’autre côté, peut-être avec le désir de le franchir, d’y creuser une sorte de tunnel… Ou bien, une lumière l’entourerait, comme une auréole, et que ses côtés laisseraient entrevoir. Peut-être… Ce qui en revanche est bien certain est directement renvoyé par le mur, le temps qui ne se retire pas, comme on croit lorsqu’on évoque la photographie, mais le temps qui revient comme temps. (Je vis dans une ville où ne se trouve d’ailleurs que des murs, plus que des murs… Et l’évidence conduit à conclure qu’il n’est même pas besoin de recourir au symbolique lorsqu’on parle des dimensions du mur.) « Il préside au temps », est-il noté par Jean Daive (9). Il est en effet on ne peut plus concret, je dirais même têtu comme le réel. Pour autant il ne se transforme pas en simple écran ou en miroir. Jean Daive laisse entendre qu’il est avant tout mental.

Et puis le mur travaille, c’est ce qu’affirme François Rouan : tresser, travailler et faire travailler, « la forme qui n’existe, qui n’est efficace que si elle est travaillée par l’informe », dit-il. Évidemment, on songe au travail du rêve, à celui de l’inconscient. Mais l’essentiel est ailleurs s’agissant de l’activité artistique, puisque la forme en est le sujet, en tous les sens. Il semble, parce qu’il s’inscrit au cœur du livre, indéniablement, qu’Eugène Leroy s’accorderait avec l’idée, disons même la réalité que la forme travaille la peinture. Zoran Muzic parle des fresques, Kiki Smith, de façon superbe, évoque une « palissade bleue » en ajoutant : « … et j’ai pensé que la raison pour laquelle j’aime être vivante, c’est parce que j’aime voir les couleurs » – quelle formulation superbe, s’appliquant à la fois à l’art et à l’existence, comme au croisement qu’on dira nécessaire des deux, puisque naître, accéder à la vie, c’est être pris dans la sensation, c’est ressentir les impressions des couleurs et des sons, tout comme disparaître est certes ne plus être soi-même objet de sensation visuelle, seulement mentale, des autres, mais ne plus rien sentir soi-même, à telle enseigne que le mur, quel qu’il soit, présente et atteste le monde. Qu’est-ce que l’art, sinon la présence du monde ? Le fait même du monde, qu’il y a un monde. En même temps, on ajoutera pour sa part ceci, qu’une menace pèse sur l’art, faisons toujours usage de ce générique, mais cette fois-ci comme d’une espèce vivante nécessaire, celle d’une disparition, du fait même de l’art, d’un monde, que l’art croie qu’un monde serait inutile…

Car, « il faut que cela accroche », dit superbement Eugène Leroy. Il faut un mur. Et dès que cela accroche, un éblouissement a lieu. Ainsi, celui éprouvé au Musée Eugène Leroy de Tourcoing, à 200 m de chez moi, qui arrive par hasard, il y a quelques années, à vivre à Roubaix, là où l’immobilier permet d’occuper un peu de place, au milieu des vieux murs, à côté aussi, et aussi à Wasquehal où Eugène Leroy avait son atelier. J’arrive donc à Roubaix, et les lieux sont occupés. Tout près, donc, il y avait là Eugène Leroy que je ne connaissais même pas. Un mur s’est présenté à moi. N’ayant plus rien à dire qui vaille, il fallait, à sa mesure, celle de ses murs, se mettre à peindre.

Eugène Leroy, justement et encore, est intarissable sur l’épaisseur de la peinture, on ajoutera sa profondeur de champ, l’épaisseur, cette forme et cette matière essentielle d’un mur devant lequel le peintre s’écrie : « je cherche évidemment une image », celle qui doit sortir du mur, de son épaisseur. À propos de C.D. Friedrich, Eugène Leroy évoque l’image,  « cette heure des choses » si difficile à peindre, cette heure que le peintre attend comme le midi à chaque fois de l’existence.

© André Hirt

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