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Musique, Littérature, Arts et Philosophie

Emmanuel Nunes, Écrits, édités par Laurent Feneyrou, Contrechamps éditions, 2023.

par | 29/05/2024 | Uncategorized

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

On ne cessera d’être étonné par la qualité et le niveau  intellectuels d’Emmanuel Nunes, compositeur suprêmement doué, également musicologue et philosophe. Le très précieux volume de ses écrits portant sur des aspects techniques et théoriques touche sans cesse des thématiques philosophiques dont la plus insistante, appelons-la ainsi, est celle du temps. En grand lecteur du Husserl de la Conscience intime du temps (édité par Martin Heidegger), Emmanuel Nunes ne cesse en effet d’y revenir. À cette thématique s’ajoute cette autre, très originale, de la perception comme pénétration des choses et aussi comme aptitude à prendre en écharpe justement des dimensions temporelles et spatiales diverses, temps et espace composant des formes labyrinthiques tout en se fondant dans des unités, ou bien des Idées. On lira également dans ce beau volume des textes consacrés évidemment à Pessoa (et on ne cesse d’associer l’écrivain et le musicien en lisant l’ensemble de l’ouvrage, ce qui élargit encore, si cela se peut, les perspectives), à Stockhausen, au chef Ernest Bour, et également, quoi d’étonnant ? à Kandinsky. L’aspect proprement technique de l’ouvrage est consacré à des extraits de la thèse d’Emmanuel Nunes consacrée précisément à l’espace dans la musique tonale et dans la Deuxième Cantate de Webern.

Mais ce sont quelques pages d’autobiographie, sous le titre « Autoportrait », qui attirent immédiatement l’attention et auxquelles, au cours de la lecture intégrale du livre, on ne cesse cependant de retourner. Car elles condensent ce qu’il faut bien appeler la pensée d’Emmanuel Nunes. Il fait partie de ces musiciens, ils ne sont pas si nombreux, pour lesquels la musique est d’abord une pensée et non un commencement et une fin en soi, et peut-être même une sorte d’essence agissante de la pensée en général comme en particulier.

En s’arrêtant ici ne serait-ce que sur ces quelques lignes d’« Autoportrait », on relève le désir d’appropriation de l’histoire de la musique (« mon histoire de la musique », est-il écrit) au sens de ce désir dans le désir « de devenir un auditeur infini », et on se permettra de souligner « auditeur » qui confère beaucoup de sens à cette mienneté de la musique ainsi appropriée par la pensée dans l’oreille. Il n’y a en effet de pensée que subjective, par l’expérience qui elle aussi est subjective. La pensée, justement, est évaluée dans son infinité, bien qu’alors l’appropriation de l’histoire de la musique s’annonce comme une tâche infinie. Et l’expérience en question se présente « exactement aussi limitée et illimitée que moi-même », écrit Emmanuel Nunes.

Ces aveux, car il s’agit bien de se formuler à soi-même les raisons de sa pratique musicale, dessinent plus amplement encore et à vrai dire une existence musicale, et de part en part musicale. Ce qui signifie que l’existence n’est au fond que musicale ou aussi que la musique forme à elle-même l’existence en tant que telle. Et c’est en somme une des raisons pour lesquelles les Leçons sur la conscience intime du temps de Husserl furent si importantes pour Emmanuel Nunes. En effet, l’être n’est-il pas le temps, ainsi que Heidegger l’inférera de sa propre lecture de ce texte, de surcroît en l’éditant ? Dire que l’être est le temps est à prendre à la lettre (on allait dire avec facilité mais aussi signifiance : « à la l’être »).

L’évocation d’une existence musicale implique qu’elle ne connaisse pas d’achèvement. La néoténie recouvre la musique, et inversement, ce qui signifie que l’achèvement, quel qu’il soit, relève de la contingence. Et aussi que toute séquence de l’existence vaut un prélèvement musical. La musique, en effet, est un prélèvement d’une Idée dont aucune vision synoptique comme dit l’auteur de la République n’est réellement possible (elle ne peut qu’être pensée et c’est cette pensée qui accompagnera toute pensée, de même qu’une musique rappelle et draine avec elle toute la musique). L’inachèvement des travaux écrits d’Emmanuel Nunes est pour ainsi dire symptomatique : un doctorat inachevé, de même pour d’autres études. On ne cherchera donc pas de raisons psychologiques à ces expressions de l’inachèvement, on n’en sait rien, mais on peut, ou peut-être doit-on, les considérer musicalement, autrement dit dans leur forme ouverte sur l’infini.

En effet, cette façon de considérer les choses trouve sa justification dans l’impératif qu’Emmanuel Nunes s’est imposé à lui-même. Il comporte un seul mot : « servir ». Mais servir quoi, si ce n’est l’Idée en elle-même infinie de la musique dont l’histoire est la phénoménalisation infinie (au sens de l’indéfini). Le platonisme de la pensée est en l’occurrence assumé, d’autant plus que dans l’ « Autobiographie » Emmanuel Nunes fait remarquer qu’on ne peut apprendre que ce qu’on reconnaît. La musique est l’Idée et elle fait l’expérience d’une réminiscence. C’est alors l’occasion pour le compositeur de travailler le terme de « relever », qu’on comprend concrètement comme un prélèvement ou une ponction dans l’Idée de l’univers sonore. Le mot aufheben, que le texte introduit est également celui de la dialectique hegelienne et il trouve ici sa traduction par Derrida de « relève ». La polysémie du terme allemand et de sa traduction permet d’engager d’autres formulations pour ce prélèvement : ainsi, ramasser, embrasser, dépasser, souligner, transformer, répéter en différant, confirmer, exposer… Et, finalement, il s’agit de « composer », le mot rassemblant toutes ces directions de sens. « Composer, est-il écrit, c’est “révéler” », et aussi « composer, c’est prélever(aussondern) ». Cette extraction n’est en aucune façon l’expression d’un goût, mais la communication entre le « moi » et le son originel, l’Idée (« un acte d’harmonisation temporelle entre “ma corporéité sonore” et le son originel », de même que « la pièce est un actuel limité qui témoigne cependant de l’Illimité »). Platon, une fois encore, ne dirait pas autrement. Et, comme en conviendra Socrate au début du Phédon, la philosophie se révèle être « la plus haute des musiques ». (S’il en était autrement, il n’y aurait, a-t-on envie d’ajouter, ni philosophie, ni musique, et encore « poésie », celle-là même que Socrate finit par écrire ( !) le dernier jour de son existence…).

La composition est si intense, et en des sens qui eux-mêmes (se) composent : « Comme c’est moi qui dois la composer, chaque pièce est la “solution” réelle – la catharsis – de la tension entre l’acte par lequel je me compose et sa source originelle ». On a bien lu : « Je me compose » ! qui ne fait que corroborer la réalité de ce qu’on a nommé plus haut « l’existence musicale ».

Ce n’est pas tout, car la musique endosse, dans cette si haute conception de la musique, ou de son appréhension en sa vérité, un statut polémique, « contre le non-sonore (das Nichtklangliche) ». Certes, on présume que le silence (« Silentium ») possède en l’occurrence un statut spécial, puisqu’il est en quelque sorte « entendu », mais qu’il ne parvient pas à l’expression, c’est-à-dire à sa « relève » musicale. En vérité, si l’on peut se permettre d’en faire l’hypothèse, qu’on croit pertinente, le silence est l’Idée musicale (c’est-à-dire la totalité ou l’absoluité du sonore), la musique elle-même. Et par conséquent ne pas se laisser transpercer par cette Idée, ne pas y participer dans la methexis, c’est non seulement ne rien entendre, mais certainement ne rien penser parce qu’on n’a pas écouté, parce qu’on a cru que la pensée trouvait son lieu d’initiative dans la subjectivité isolée et en tant que telle. À l’autre bout de cette réflexion d’Emmanuel Nunes, on trouve cette exigence, absolue : « Et ce serait idéal si, par une parfaite “capillarité » entre toutes les strates de ma conscience et de mon inconscient, l’acte de mon prélèvement était libre de la contingence de mon existence chronologique ». Aristote, enchaînant sur Platon, mais en le relativisant, montrera que l’Idée ne peut nous être présente que momentanément, que de fait nous avons la capacité d’être infinis, mais seulement dans l’instant et non dans la continuité de l’existence finie. La musique, on peut l’inférer et le généraliser, constitue l’affect de cette situation comme de cette condition, en ce que, si on doit réellement le préciser, son contenu ressemble, pour nous, à une comète dont nous ne saisissons que la pointe, la queue appartenant à l’Idée qu’il nous est impossible de prendre en écharpe, mais dont, malgré tout nous tenons le tissu. En d’autres termes, dans la composition comme dans l’écoute de la musique, nous touchons au fond infini de la finitude.

© André Hirt

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