L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.
Je hais les concerts et leur public. Ainsi aurait sans doute parlé Claude Lévi-Strauss, grand amateur de musique, qui donna pour première phrase à Tristes tropiques : « Je hais les voyages et les explorateurs ». Puisque ce très grand Monsieur l’a dit de cette manière franche et directe, on se sent autorisé à lui emboîter le pas.
Et pourtant on aime la musique par-dessus tout, et les concerts comme la plupart des musiciens, dont certains sont même admirables. Comme Daniil Trifonov qui, l’autre soir, dans une salle immense à Lille, ville jumelée avec Kharkiv en Ukraine, a consacré l’intégralité du récital à L’Art de la fugue de Bach, une heure trente durant, sans partition, par cœur donc, conclu par le Jésus que ma joie demeure, qui fut jadis révélé à Besançon, déjà de façon inoubliable par Dinu Lipati, juste avant de mourir, dans la transcription de Myra Hess, cette Joie qui ne devrait pas quitter – mais comment est-ce possible ? – tous ceux qui sont meurtris par la barbarie d’une armée et d’un peuple sacrificiel qui a le culte, même falsifié de l’Histoire, et surtout de son autoglorification, une armée d’une violence inouïe consacrée par les puissances religieuses, qui sont humiliés par la folie d’un seul homme et de son entourage hypnotisé, un personnage qui, chez nous, fascine autant les gens d’extrême-droite, mais cela on l’a compris depuis longtemps (on l’aurait dû si on avait consenti à lire Viktor Klemperer), que ceux d’extrême-gauche, tout aussi coupables, calculateurs au point d’agir au nom de ceci pour éviter cela tout en obtenant le contraire, apprentis dictateurs presqu’avoués, tous plus ou moins, c’est-à-dire en le sachant ou pas, futurs coupeurs de têtes, dans l’espoir puéril et colérique d’un stage dans les couloirs du Kremlin après celui, pratiqué en pèlerinage, au Venezuela, eux-mêmes soutenus comme personne par les fraîchement sortis de Sciences-Po, pour lesquels l’Histoire commence vers 68 et qui ignorent la philosophie, par les sciences sociales érigées en science tout court, qui ont désormais pignon sur rue et leur rond de serviette partout dans les médias après avoir infesté jusqu’à la littérature nobélisée, qui la détestent, par des philosophes en effet qui, se reniant et perdant de vue du même geste leurs fondamentaux, la raison et le discernement, n’ont plus que la pose, si ridicule si elle n’était désastreuse, pour se manifester …
Tous ceux que « le sens » prétendu « de l’Histoire » ne concerne pas, les femmes violées, dont on a cassé les dents et qu’on a fini par tuer, les enfants dont on prend en tous les sens la vie, les hommes humiliés, les institutions bafouées, le droit méprisé étaient présents à ce concert, d’une présence palpable, nullement fantomatique, d’un toucher bien réel, aucunement en état de supplication ainsi qu’on pourrait évidemment le supposer de mourants ou de persécutés, mais exclusivement de demande de vie et de confiance à garder, comme tout le peuple ukrainien qui aura eu l’incroyable mérite, quelle que soit son Histoire présente (avec ses propres problèmes de corruption) comme celle à venir avec – désormais ? – son horrible et menaçant voisin, de se détacher de l’hypnose collective qui supporte ardemment jusqu’à la folie et la demande de sacrifice le meneur russe, une confiance, donc, que la Joie de J.S. Bach aura su conserver hier au soir, au moins en Idée.
En Idée ? Seulement ? Mais c’est déjà davantage que rien, qui est effectivement le rien, la volonté du néant à défaut de pouvoir affirmer sa rancœur, son nihilisme en un mot que les pratiques des soldats confirment. L’armée russe est la vérité la plus massive du terrorisme. Ses dirigeants sont des terroristes. Son guide suprême, tant admiré ici quand on tourne la tête d’un côté ou de l’autre sans jamais regarder devant soi, est un terroriste. Il est infiniment désolant qu’ici, surtout ici chez les beaux esprits, il fasse l’objet de tant d’admiration plus ou moins discrète.
Regarder devant soi, en langage théorique, est synonyme de rationalité, autrement dit l’inverse des considérations extrêmes, des solutions qui le sont autant, et des montées aux dits extrêmes qui définissent la guerre. « Le bruit » et « la fureur » en effet, dont tous les terroristes s’approprient le feu en désignant, au passage, le bouc-émissaire dont on annoncera puis, on l’a dit, célèbrera le sacrifice : le « juif » par conséquent, comme d’habitude. Le terroriste, c’est à cela qu’on le reconnaît, a perdu l’usage non seulement de la raison, mais il est calculateur, évalue les rapports de moyens à fins, mais il est peu mathématicien, il ne décide ni ne choisit mais élimine, il est froid et aime la laideur dont il fait au passage une catégorie esthétique, elle aussi partagée sous nos latitudes, encouragée par le capitalisme ambiant, et ceux qui nourrissent le Capital en croyant s’en défendre et le combattre sont en réalité les esclaves des oligarques en tous genres, ici comme ailleurs, ils aiment les marques, le bling-bling, les films à grand spectacle, trash de préférence, en somme l’école contemporaine mondialisée. Sauf que ces esclaves-là ne jouent plus, ne fantasment même plus, mais jouissent à mort de la mort. Ils ont pris les devants. Leur langage s’est dissous, il s’est détruit dans le mensonge, écartelé dans les extrêmes, là où la raison exige la prise en compte d’un tout. Ironiquement, et c’est désespérant, il reste un mince filet de mauvaise conscience : attribuer aux victimes les intentions de ce qu’on leur fait subir. Plus de logos, plus de langage, plus de musique. Plus d’humanité.
Daniil Trifonov, donc. L’Art de la fugue contre la Fugue de la mort. On n’en restera toutefois pas à la moraline qui se rengorge d’on ne sait quelle victoire qui n’a pas eu lieu. Sur le terrain de la guerre, il n’y a aura jamais de victoire ! Ni d’un côté, celui des terroristes, puisqu’ils finiront bien par se supprimer eux-mêmes, ni de l’autre parce que les douleurs et les haines seront ineffaçables pour des siècles, si au final des siècles peuvent à l’avenir encore être comptés. Pas davantage, on ne glorifiera Daniil Trifonov seulement pour avoir donné hier soir son cachet à Kharkiv. On le glorifiera pour autre chose, pour la musique.
Mais pourquoi parler de cela et le dire ainsi ? Pourquoi parler de « haine » du concert alors que d’autres haines bien plus redoutables et meurtrières viennent de s’imposer ? C’est que les leçons de Glenn Gould, horrifié par le goût du sang et de tous les affrontements concernant son rejet des concerts, sont vraies, malgré l’admiration qu’on éprouve pour Celibidache qui, lui, ne reconnaissait, pour la musique, que la forme du concert (mais le grand chef avait le culte de la révélation du cœur d’une œuvre, ce qui se respecte parce qu’il s’agissait pour lui de dépasser l’idée même d’ « interprétation »).
Au concert, et cela est courant également au cinéma et au théâtre, mais c’est moins dérangeant sans doute à cause de la dimension sonore particulière que requiert la musique, dimension à laquelle les contemporains ne sont plus habitués et qui signifient en vérité un retrait dans l’a-musicalité, cette forme non repérée de la violence et de l’effroi, on doit affronter, mais c’est peut-être seulement une incompatibilité nerveuse, très singulière, dérisoire donc, les tousseurs et les moucheurs (regardez-moi bien, tournez-vous vers moi, c’est moi l’artiste !), les personnes qui sortent et dérangent la rangée pris d’on ne sait quel besoin plus urgent que d’écouter, parfois après quelques minutes seulement, parce que, sans doute, c’est déjà trop long, trop silencieux, pas ce qui était attendu car promis par le prospectus, les causeurs surtout grâce auxquels on a droit aux dernières nouvelles de la famille, des futures vacances, les malades en tous genres du téléphone dont la coupure du son est déjà ressentie comme les prémisses de la seule tragédie qui vaille, mais dont on n’a pas du tout, à l’instant même, fait le deuil de la lumière par laquelle on éclaire les rangées supérieures, etc.
Et, malgré la Fugue de la mort (la Todesfüge de Paul Celan), malgré la renaissance de la mort sortie de Russie, car ça n’est plus seulement, mais jusqu’au mimétisme de son maître, un « Maître venu d’Allemagne », qui célèbre la victoire sur elle comme sa victoire, L’Art de la fugue !
On pense en même temps à Bach et à la guerre. À L’Art de la fugue et à L’Art de la guerre. À l’art de la guerre qui, en effet, sur la surface du monde, à la beauté qui pouvait et pourrait encore être la sienne, aura substitué la guerre à l’art. Catharsis. Et c’est ce que pour un moment Daniil Trifonov a su littéralement, d’une douce et pacifique violence dont on cherche à donner l’idée, renverser. Est-ce en définitive si peu de choses ?
Au commencement, Am Anfang, Hen archè de L’Art de la fugue, quelques notes, puis une végétation qui littéralement prend, croît et se développe jusqu’à se métamorphoser en minéral. La cathédrale se construit et on a presque la tentation de s’arrêter là, à sa contemplation. C’est oublier que l’attention une fois continuée comme le serait la Création même, non seulement si elle est soutenue mais parvient à se soutenir, cette attention qui est l’esprit aiguisé, l’esprit pleinement Esprit, à la fois œil et oreille, sensibilité totale s’il se peut, mais c’est bien ce que ce spectacle exige, est portée par un vent qui s’est levé depuis le début de L’Art de la fugue et conduit à visiter toute l’architecture de l’édifice. Oui, c’est indéniable, mais c’est convenu. N’existe-il pas encore d’autres ressources de l’œuvre (et si une œuvre mérite bien ce nom, ce serait celle-là), d’autres perspectives qui s’ouvriraient ?
Car cet édifice, sauf si on estime, par habitude, que la théologie en constituerait de part en part la clef, n’existe pas, au sens le plus propre du terme. Cette œuvre est à la vérité l’inverse rigoureux de notre monde, l’inverse abyssal, plus vertigineux encore, parce que imaginaire et illusoire, que les horreurs que l’humanité connaît depuis toujours. C’est au point que la mauvaise conscience pourrait s’en nourrir jusque dans l’éternité. Toutefois, ça n’est pas elle, l’imaginaire, l’illusion, la foi qui suscitent et soutiennent l’intention de l’œuvre, il s’agirait plutôt, et on se souvient des moments très ponctués du concert lors desquels Daniil Trifonov a levé très haut la tête, elle-même sortant du labyrinthe, celle de la fugue, d’une chevelure abondante, on se souvient très bien du regard, de la pensée et de l’action du musicien appelés, aimantés en vérité par un sens se faisant, un sens qui par conséquent n’est pas tout fait, mais qui se fraye son chemin dans l’assomption de la pensée et de la direction qui lui est indiquée.
L’Art de la fugue est en effet d’abord cette constitution du sens, qui enveloppe la raison comme la sensibilité. Et qu’est-ce que la sensibilité si ce n’est l’adhésion à la positivité de ce qui est, à son ordre, et la détestation du néant, l’absence même de toute sensation ? Davantage, ce sens se construit, on retrouve l’architectonique à l’inverse de l’art de la guerre, de sa technique, la notion d’art jurant avec la guerre, qui détruit et nie, ce qui est la définition du diable (« Je suis l’esprit qui toujours nie »). Autrement dit, il est facile, si facile, de détruire, l’idée et la tentation en venant immédiatement, alors qu’il est si difficile de créer. Et enfin, et même, dès que quelque chose est créé, il devient si facile de le détruire. Comme un enfant, des femmes, des vies. Lorsque Dieu créa le monde, Il estima à la fin de son travail que « cela était bon » … Soit. C’était sans compter sur le cours des choses, leur décomposition, le contraire d’une fugue, l’inverse d’une construction si l’on entend par là la persévérance dans l’être.
Il est apparu, à l’écoute de Daniil Trifonov, l’autre soir, et la mince preuve en serait une sorte de rédemption de la salle de concert que presque personne n’a quittée en cours de route, même pas après le mince entracte, entre pourtant les deux versants de quarante-cinq minutes de L’Art de la fugue, avant les quelques minutes de Jésus que ma joie demeure et avant les trois bis, qu’on n’avait guère besoin des ressources douteuses de la religion, celle-ci étant à la guerre comme un attribut majeur à la substance, pour exister, que le sens ne résidait pas davantage en nous, dans on ne sait quelle grâce dont serait doté les hommes et encore moins « l’homme », mais dans l’esprit par lequel « l’homme passe infiniment l’homme », comme disait Pascal, l’esprit qui se lève, passe et se déploie dans la musique, contre le langage qui ment beaucoup et contre ce silence vide, a-musical, qui est, tout ensemble, le père, la mère comme le fils de la guerre.
Dans les rares moments de pause, à l’entracte et juste avant Jésus que ma joie demeure, indéniable fut la présence de cette Joie terminale qu’il faudrait savoir et pouvoir acquérir en la reconnaissant et qu’on entendit résonner cette fois-ci dans un tout autre silence, celle de la queue de la comète musicale. Cette musique, décidément, n’est pas comme les autres, elle est incommensurable. Cioran avait raison, Bach est supérieur à Dieu même, mais non dans la rivalité. Il rend la religion inutile, il en révèle le vrai visage dont les hommes ont tellement de mal à se remettre, il fait seulement entendre dans toute sa gloire la supériorité de ce qui est à ce qui n’est pas.
© André Hirt
10 avr. 22
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