Que ces tristes temps de guerre ne doivent pas, assurément pas, nous empêcher d’évoquer une compositrice russe. De tous ces compositeurs qui littéralement ont fait front au régime totalitariste russe et à ses diktats idéologiques, Galina Ustvolskaya est la figure de proue. Son corpus ne compte qu’une vingtaine d’œuvres, pour un total d’environ (6) heures de musique, et quelle musique ! D’une exemplaire radicalité, et qu’il lui aura fallu d’abord inventer dans l’ombre de Shostakovich, puis après lui, d’une radicalité qui a du bon en art quand elle fait sonner, éclater, le perdu d’avance.
L’instrument – le piano en l’occurrence dans les 6 sonates – n’est ni touché, ni pensé pour sonner, il est une percussion en sursis permanent, affronté par le plat et la tranche de la main de sorte à produire des paquets de notes qui tempêtent, brutes, brutales. Il n’est pas exagéré d’imaginer que Ustvolskaya aurait pu en venir aux poings, ce qui, au contraire d’un violon qui serait rapidement amoché, peut être supporté par le clavier.
Dans sa Sonate pour piano et violon, une fraction de seconde suffit, pour que l’ultime ffffff en même temps qu’expressivissimo du martèlement déchire toute l’histoire de la musique. Entendons là ce qui est donner à entendre, ni plus ni moins. Le concentré d’amertume qu’il y a dans le crin de l’archet crissant contre le boyau, ou le fouet en staccato sur le flanc dur de l’oreille. Ce qui ne montera pas comme un carillon, non. Ce qui ne s’attendrira pas non plus. Le reptilien formidable à l’œuvre, livré à lui-même, aux abois, sans cryptage, sans parrainage voulu ou à revendiquer. Ce qui est donner à entendre donc, le grand cri « pivot », comme on le dit d’une note, et le trépan, en cet endroit et en cet instant du son, brut et brutal, descendu plus encore pour ébranler l’instrument.
Que dire de sa Composition II qui s’apparente à un dialogue entre un marteau et une barre à mine face à l’horizon (encore vivant) qui s’amoindrit – véritable dialogue de sourds – de douleurs dans le rythme imprimé, dans les départs explosés et les accélérations paniquées, dans l’articulation même, si souffreteuse à vouloir tantôt chasser un peu des ténèbres qui environnent, tantôt un peu de la lumière qui voudrait insister. Blocs homophoniques, sons issus de percussions mates, fauteuses de troubles, qui voudraient semble-t-il dire adieu à la proximité qui les retient groupés, qui voudraient s’individualiser, en d’autres termes s’émanciper. Le vertige est sentencieux et sans barre d’appui. Spin et fracas de l’air cessant – si on peut appeler ça de l’air – et les silences irradiants qui s’ensuivent comme un tiroir refermé sur des portées vides.
Quand on lui reproche son incommunicabilité, son étroitesse, son obstination, et dans un régime totalitaire, ses reproches s’apparentent plutôt à des accusations, c’est en réalité toutes ces supposées déficiences qui forgent les qualités de caractère du langage (qu’il soit musical ou, par ailleurs, écrit), qui fondent de l’excès jamais suffisamment excessif une forme de pureté. Persona non grata elle fut. Dix ans de silence qui sont une décennie de silence d’une femme en guerre sur le terrain de l’expression, voilà ce qui est entendu, la réclusion, le musèlement, c’est-à-dire la musique en négatif, magistralement.
Aujourd’hui il est aisé de retrouver sur le net les rares photographies de Galina Ustvolskaya la représentant le plus souvent dans l’automne de son âge. J’aime celle sur laquelle on la voit assise sur une chaise domestique qu’elle a sans doute apportée de chez elle et posée au pied d’un bouleau, on la voit mince sourire pincé aux lèvres, mais sourire toutefois, et ce doit être l’automne puisque des feuilles rouille jonchent le sol.
© Mathieu Nuss
À l’écoute (Youtube), la Composition n°2 :
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