FEIERLICH. MISTERIOSO
Un bloc énorme de granit qui jaillit dans la lave et sous la pression d’une gigantesque éruption volcanique, un tremblement de terre et de la Terre dans un branle universel, une crispation des entrailles du monde qui se nouent dans des spasmes inconcevables, l’explosion d’un univers dont les limites provisoires ne sont que les points de ses vibrations, ainsi apparaît cet objet absolu qu’est, à chaque fois et de la même manière, la musique d’Anton Bruckner. (Début de la VIII° Symphonie, allegro moderato ; premier mouvement de la VI° Symphonie, maestoso, surtout.) Cela peut se dire autrement (et on doit le dire autrement, pour la justesse et pour la vérité, s’agissant d’une œuvre qui est allée chercher derrière la limite du sublime la découpe et l’évidence d’une forme). La musique, ici, parcourt d’un seul trait, sans la moindre hésitation et dans une sorte de confiance totale, le trajet qui mène d’une origine à l’accomplissement. À cet égard, elle ne relève que d’une seule instance opératoire, celle de la forme. Si l’on veut, cela peut suffire d’une certaine manière, la musique de Bruckner ne possède aucun contenu. C’est en se dénouant de toute extériorité anecdotique, de tout programme, que la forme se consolide et s’affirme en invalidant toute particularité. Peut-être jamais à ce point n’y a-t-il eu une œuvre aussi universelle de l’Universel. Nul doute, cependant, qu’on ne puisse remarquer que cette forme se réalise dans l’emphatique. Mais c’est le propre d’une forme, dès lors qu’elle s’est appropriée, que de s’imposer. La musique de Bruckner est la musique de l’absolu. Sa forme est celle de l’absolu, comme son contenu est celui de l’absolu. Et il n’y a précisément qu’un seul régime possible pour l’absolu, la forme. De même, une musique de la pure forme ne peut être qu’une musique de l’absolu. Il faudra, bien sûr, préciser la nature de cet absolu (même si Bruckner ne la précise pas lui-même, ou si peu, dans la forme même de l’absolu : la dédicace de la IX° Symphonie, “ Au bon Dieu “). (…)Dans une œuvre de Bruckner, le compositeur est rigoureusement absent. Car sa simple présence, même discrète, perturberait comme une contradiction insurmontable la forme. Le psychologique, on le sait, c’est du temps, de la perturbation, du changement, en somme de l’informe. C’est pourquoi, la musique “ psychologique “, si l’on peut dire, fait de la forme un usage purement fonctionnel, en quelque manière rhétorique. Mais dans son essence spirituelle, la forme brucknérienne consiste dans une objectivité absolue, même pas déduite ou à l’état de résultat, mais principielle. C’est pourquoi son intemporalité se signe à tous égards par son indépendance à l’égard évidemment de l’anecdote, de l’expressivité ensuite, et même du langage. Cette musique ne dit rien, n’illustre rien, c’est une cathédrale vide et silencieuse. Le contresens sur Bruckner consiste à entendre dans sa musique du bruit alors même qu’elle n’est que l’énoncé le plus adéquat du silence ou, si l’on veut atténuer le paradoxe, la pure et simple vibration du spirituel. Par l’indépendance, on comprend déjà un des sens qu’il faut donner à l’absolu, celui du détachement, ou plutôt, de la soustraction. Soustraction du temps, du phénoménal, de l’anecdotique, du contingent, du langage. Que reste-t-il ? Rien. C’est dans ce rien et à partir de ce rien que la musique de Bruckner peut se développer. C’est sa manière de poser l’absolu. On ne doit pas, en conséquence, sous-estimer le retournement de la conception de la musique à laquelle l’art de Bruckner donne lieu. En effet, il s’agit d’une musique sans “ phénoménologie “, au sens propre comme aux sens hegelien ou schopenhauerien. Là où, dans ces contextes, la musique est seulement seconde, une sorte d’écho, quelle que soit sa proximité mimétique avec l’Idée ou avec la volonté, la musique de Bruckner n’est plus l’expression phénoménale de l’être ou de la volonté, mais le phénomène même de l’être ( l’être en tant que phénomène, sachant que l’essence est pour elle-même son propre phénomène, ce qui corrobore le constat précédent selon lequel cette musique est sans temporalité ni historicité, sans transitivité expressive et nécessaire de l’être dans le phénoménal ; elle est l’effectivité même sans effectuation). Plus avant, le motif de la soustraction conduit à celle du langage, qui peut s’entendre comme la défaite et la vanité de toute rhétorique ou de toute justification. C’est pourquoi, la musique de Bruckner ignore toute forme de question, de recherche ou de définition. Elle ne polémique pas. Elle est une forme pure de la souveraineté (du spirituel, de l’absolu).
© André Hirt, L’Étoilement de l’existence, Paris, Kimé, 2005, p.67-70.
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