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Arnold Schönberg, Écrits 1890-1951, édités par Jean-Pierre Collot et Philippe Albèra (traduits par Jean-Pierre Collot), © Éditions Contrechamps/Cité de la musique – Philharmonie de Paris, 2004.

par | 14/11/2024 | Bibliothèque, Littérature, Musique

L’Art de la fugue contre L’Art de la guerre et la Fugue de la mort.

La liberté d’Arnold Schönberg

On doit se le rappeler, un événement comporte toujours plusieurs dimensions. Celui-ci est certes éditorial, tous les écrits du grand artiste Arnold Schönberg rassemblés dans un volume de près de deux mille pages, une magnifique édition réalisés par Jean-Pierre Collot et Philippe Albèra (les textes sont traduits par Jean-Pierre Collot dont on salue le travail très impressionnant) ainsi qu’une très belle publication que l’on doit à la collaboration des éditions de la Philharmonie de Paris et de Contrechamps, mais sa portée s’avère bien plus importante, puisqu’il nous rappelle l’envergure artistique et spirituelle de celui qui ne fut pas seulement un musicien ainsi que la profondeur de son art qui éclaire la nuit du XX° siècle. Il ne s’agit donc pas d’un simple livre, ce qui est déjà, au regard de sa qualité, décisif, mais d’une sorte de guide dans l’époque moderne, la création, la religion, la littérature, la peinture, sans parler de la critique d’art, de la sociologie de l’art et plus indirectement, mais tout autant, la politique. En un mot, ce livre est destiné, mais virtuellement il l’était depuis longtemps, à être un phare.

Arnold Schönberg (orthographié ici de cette façon, à l’allemande, alors qu’on a, personnellement, on ignore pour quelle raison qui se rend sensible à l’oreille, l’habitude de lire et d’écrire « Schoenberg ») fut, était et est un artiste absolu (cela pour signifier sa singularité, au XX° siècle, sachant qu’il s’expose ainsi en hyper-wagnérien), comme il demeure pour nous un artiste de l’absolu. Entendons par là d’abord la dimension empirique qu’on vient d’évoquer, la synthèse de nombreux art, et puis aussi, surtout, un geste artistique majeur qui se décline à l’envi dans ce volume, qui n’est préoccupé, métaphysiquement parlant, que par l’absolu, qu’il s’agisse de l’amour dans les poèmes de jeunesse ou dans le deuxième Quatuor à cordes, exemplairement, ou de la religion (on le sait bien, Moïse et Aaron marque un tournant dans l’art, son questionnement à l’égard de la religion et de la politique,  l’interrogation portant sur le « peuple » ou la « communauté »). On ajoutera à ces plans dans lesquels la subjectivité prétend « tirer tout de soi » (sic ! On songe à Baudelaire : « L’artiste ne relève que de lui-même (…) Il ne cautionne que lui-même. Il meurt sans enfants. Il a été son roi, son prêtre et son Dieu », Exposition universelle (1855)) dressant ainsi la figure d’une subjectivité elle-même absolue, dont on relèvera l’opposition radicale, principielle donc, à la réputation bien imprécise et de fait injuste qui est celle de l’initiateur du dodécaphonisme.

Le malheur, si l’on veut, est que Schönberg n’a jamais conquis ce qu’on nomme le « public » (« je crois que je n’ai aucun public », écrit-il). Pourquoi ? Cela reste, est-ce définitif ?, un mystère, tellement la décision artistique de Schönberg, disons les choses ainsi, s’inscrit très explicitement dans la continuité de l’histoire de la musique et du mouvement interne de la musique elle-même, que le compositeur nomme avec Kandinsky « la nécessité ». Autrement dit, une dimension qui n’a rien d’arbitraire, autant dans sa nature que dans l’acte de composition, régit la musique comme le musicien. Une remarque : le terme d’ « absolu » veut bien sûr recouvrir toutes les modalités d’un tout ou d’une totalité ; il indique également la séparation et le détachement. Si on combine ces deux sens, alors la personne même du compositeur Schönberg en ressort dans toute sa singularité et ce dernier qualificatif est peut-être ce qui convient le mieux s’agissant de l’auteur autant de Pelléas et Mélisande que de la Nuit transfigurée et du tardif Trio à cordes.

On osera avancer que l’image fondamentale, à cet égard, est celle, « romantique » au fond, « romantique » toujours, de l’organisme (le fragment comme tout, la cellule, la matrice, la série, on dirait presque un ADN musical), ce qui impose une rigueur dans la composition comme de suivre la pente de la nécessité jusqu’à, on le sait bien, « l’émancipation de la dissonance ».

Pourtant, on peut trouver sinon une raison, du moins dans un facteur à propos de ce rapport difficile avec un public, cet inconfort, au demeurant discutable et problématique en lui-même, dans l’écoute de la musique de Schönberg, dans l’hypothèse au fond qu’il s’agit d’un inconfort avec lui-même, qui a rendu possible la création et la singularité de cette œuvre, dès lors que « création » est un terme qui se distingue de toute forme de production, purement technique, dont on peut objectiver les règles, en ce qu’il lui est impossible de rendre compte de lui-même et de ses actes. Ainsi, combinant un Wagner « vagabond » et un Brahms « ordonné », demeure quelque chose d’irrésolu dans l’art de Schönberg, quelque chose qui dérange jusqu’à l’opposition entre ordre et désordre, entre désir intellectuel d’ordre et complexité psychique.

De là cette idée d’ « inconscient », en effet, de poussée, qui devient quelques années plus tard le fameux terme d’ « Idée », autrement dit le réel unique producteur de toute chose et l’instance de formation des formes (à l’instar, malgré l’importance de Schopenhauer pour Schönberg, de l’Idée hégélienne). Ainsi s’explique, au nom de la nécessité, tout présence de l’ornement ou de recours à lui. Car la nécessité qui régit le tout et ses parties s’étale en une série qui n’est pas autre chose que la structure cachée de la musique, et, ce n’est pas la moindre des choses, puisqu’il s’agit de création, de son imprévisibilité.

Le terme le plus important qui se tient derrière cet inconscient, de cette Idée ainsi que de la logique de la série, est celui de « caché » qui lui-même recouvre le Deus absconditus, juif, radicalement irreprésentable, comme le rappelle le tout début de Moïse et Aaron. L’art de Schönberg, et la musique est en l’occurrence principielle, faisant presque « un » avec « Dieu », enfin presque puisque cette limite est précisément le sujet de Moïse et Aaron, est une recherche qui requiert tous les moyens possibles, la peinture comme l’écriture dans ses formes multiples, poésie et théâtre (on peut donc lire ces réalisations et ces tentatives dans le volume). Cette recherche s’avère en vérité être une quête et c’est en quoi elle est proprement artistique. Elle ne relève donc ni de la science ni davantage de la technique (à laquelle on réduit l’art de Schönberg lorsqu’on suppose une pratique purement mécanique à propos de la série).

Il est important de souligner ces différents plans afin de prendre au sérieux, dans ce que Schönberg incarne et représente, l’artiste absolu de l’œuvre d’art absolue. Celle-ci n’est pourtant plus « wagnérienne », mais très directement existentielle (par exemple dans le « programme secret » du 1° Quatuor, op.7 que l’on trouve ici page 87, véritable résumé de l’art passionné de Schönberg, qui aura toujours affaire, c’est manifeste, avec une sorte de bipolarité), religieuse en fin de compte et partout, et c’est plus étonnant encore pour la doxa, exaltée, ce qu’on entend jusque dans les dernières œuvres, encore dans le Trio à cordes.

En somme, l’essentiel de la préoccupation de l’artiste est de s’inscrire dans le projet d’une « pensée musicale ». Or, celle-ci ne peut consister à faire usage d’idées toutes faites, mais exige de prendre au sérieux la forme se faisant (« quelque chose qui advient » à partir d’une matière brute, en référence manifeste à Paul Klee et à l’idée de « création comme genèse », cf. p.384-385). La pointe extrême de cette pensée est le divin, en l’espèce le judaïsme dans sa nature comme dans son destin, ce qui engage à toute une pratique de la musique chorale qui se distancie du choral protestant.

Ce qu’il convient de souligner, car cela apparaît à la lecture qui vient d’être faite comme l’essentiel, qui devient de plus en plus évident lorsqu’on avance dans la lecture de l’ouvrage, c’est la liberté dont témoigne Schönberg, et à tous égards. En conséquence, l’idée insiste selon laquelle l’autodidacte seul a accès à un tel niveau. Au demeurant, cette liberté fait un avec le cœur de toute création, qu’aucun savoir ne peut engager : « Le siècle dernier a indéniablement surestimé la valeur du savoir », écrit Schönberg, p.108). Cette création parcourt l’empan d’une dette et d’une percée (« il faut à la fois avoir le sens du passé et une intuition de l’avenir », p.113). Et peut-être les lignes les plus décisives de l’art de Schönberg sont-elles à cet égard celles-ci, écrites à propos des Gurrelieder, fin 1909, donc assez tôt dans la carrière : « … ce n’est pas le manque d’invention et de savoir-faire technique, ou la méconnaissance des exigences de l’esthétique dominante qui me poussent dans cette direction, mais que j’obéis à une contrainte intérieure plus forte que l’éducation ; que j’obéis à cette formation qui, en tant que mienne, est plus puissante que ma formation artistique préalable ».

C’est une leçon artistique que donne là Schönberg. De tels propos engagent le philosophe à considérer ce qu’est l’existence en général et de surcroît, ce qui n’est que pléonasme, une existence libre. De fait, pour surenchérir sur cette dimension ainsi que sur la nature de l’art en question, les œuvres seront impérativement, avec Schönberg – il s’agit encore de l’obéissance à la nécessité intérieure ! – colorées, autrement dit vivantes, de chair et d’os, de clartés et d’obscurités.

Cette nécessité, au-delà de la complexité indéniable de la personne de Schönberg (la controverse pour le moins délirante avec Thomas Mann à propos du personnage fictif de compositeur Adrian Leverkühn dans le Docteur Faustus, un épisode au terme duquel le romancier dut s’incliner en insérant une note rendant hommage au véritable auteur de la « musique nouvelle », en l’occurrence le dodécaphonisme), ne s’accommode pas dans ses déploiements d’un quelconque  improvisation. D’une part, en effet, « on suit la série, mais pour le reste on compose comma avant » (p.1467), d’autre part, afin de comprendre, enfin, l’importance de ce terme de série, qui n’est qu’un autre nom pour désigner la formation de la forme, que la création des formes justement s’opère par des relations fixées entre les notes, autrement dit, dans un autre langage, par une constellation qui constitue au sens strict du terme une articulation. C’est pourquoi, « je voudrais mettre en garde les débutants qui pensent qu’il suffit d’utiliser une série pour produire de la musique » (p.1468). Définitivement, mais alors que de nombreuses tentatives vaines eurent lieu en ce sens et même persistent, Schönberg se soustrait à toute forme de licence, cette ennemie de la liberté, son apparence trompeuse. Ainsi, s’agit-il de s’opposer à tout un ensemble de courants artistiques contemporains qui ne concernent pas uniquement la musique, en ce que le refus de l’esthétisation de l’expression forme le principe suprême. On peut le constater avec certitude dans la pratique très développée par Schönberg du choral juif et de la musique chorale en général.

D’où, peut-être les « méchancetés » de l’homme Schönberg, qui seraient moins des traits de caractères que des formes de résistance impliquées par la nécessité intérieure qui n’est elle-même en définitive que l’expression en rien paradoxale de la liberté, à l’égard de bon nombre de personnes, Bruno Walter (qui ne le mérite sans doute pas), Toscanini (qui l’aura bien cherché, en raison de son tempérament propre), Adorno (Schönberg s’accorde sur ce point avec Hannah Arendt, sans doute Walter Benjamin, trop poli pour se prononcer, et qui a souffert de sa personne). En revanche, Mahler est « un saint » et Karl Kraus, malgré quelques chicanes, demeure le maître en liberté.

Si Schönberg est un artiste absolu de l’absolu – un romantique, un passionné du passé, un conservateur presque en ce qu’il veut en un mot accomplir la musique, comme un innovateur hyper-moderne, un phare pour l’avenir, ainsi qu’un artiste qui interroge les raisons les plus profondes de l’art dans Moïse et Aaron, qui tiennent non à l’art mais à l’existence individuelle et collective –, c’est parce que, Philippe Albèra le formule très bien dans sa préface, « il a voulu repenser le fait musical dans son ensemble » (p.26), et parce qu’ « il ne voulait pas dissocier ses idées de sa personne ».

Schönberg aurait eu 150 ans.

© André Hirt

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